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Violence à l’école et situations difficiles: mieux former les enseignants français
by Bergugnat-Janot, Laurence, IUFM D’Aquitaine, LARSEF, Observatoire européen de la violence scolaire (Université Bordeaux 2 – France.

Theme : International Journal on Violence and School, n°2, December 2006

Le mode de nomination des enseignants des collèges et lycées français place les débutants dans des conditions d’exercice difficiles: dès la sortie de formation, ils vivent le déracinement obligé en banlieue parisienne et l’arrivée dans des établissements scolaires souvent soumis aux tensions et désordres quotidiens dans des contextes d’exclusion sociale. Cet article décrit les appréhensions des jeunes stagiaires ainsi que le déséquilibre de la formation, inadaptée aujourd’hui pour faire face aux problèmes de violence à l’école. Il propose également différentes voies de prévention pour faire face à des conditions de travail souvent difficiles.

Keywords : Teachers training, violence in school, students teachers apprehensions, work organization .

Le texte en format PDF ici.

IntroductionL’embrasement des banlieues françaises (novembre 2005), avec son cortège de voitures brûlées plus que de coutume et l’instauration du couvre-feu, fut, d’un point de vue sociologique, le résultat d’une délinquance d’exclusion à l’œuvre depuis les années 80 dans ses quartiers de relégation. Dit autrement par le psychiatre Pommereau (2006, p. 35), ce sont «des 10-15 ans en déroute identitaire qui ont mis le feu aux voitures de leur parents ou de leurs voisins, au pied même de leur immeuble». Au cœur d’un environnement souvent bien âpre (béton, grands ensembles, absence de centre de vie sociale), transformé parfois en zones de non droit investies du pouvoir des bandes, se dresse le collège et à l’intérieur des enseignants qui peinent à travailler avec une population d’élèves dits difficiles. Une fois passée la médiatisation outrancière du phénomène, les collèges ont continué à flamber, mais à bas bruit, en témoigne cette jeune néo-titulaire: «les événements ont nettement affecté les gamins, surtout les plus jeunes. Nous sommes obligés de les recadrer pour éviter qu’ils emmènent ces conflits au collège. Beaucoup de ces enfants répètent ce qu’ils ont entendu sans se rendre compte de la gravité de leur propos. Les professeurs d’éducation civique parlent avec eux des événements. En faisant preuve de beaucoup de patience, on arrive à faire cours». Oui, il est difficile d’exercer son métier dans des conditions de travail peu favorables au bien-être des enseignants et des élèves qui sont au première loge d’une histoire en train de se faire, l’histoire de bouleversements sociaux apparus dans les années soixante-dix (Van Zanten, 2001, pp. 37-66). Il faudra pourtant attendre le 12 novembre 1990 pour découvrir à travers une manifestation de lycéens à Paris que la violence dans les établissements scolaires mettait les élèves dans une ambiance d’insécurité (Debarbieux, 2006, p. 14). La sonnette d’alarme avait pourtant été tirée dès les années soixante-dix et quatre-vingt par des inspecteurs généraux et des sociologues mais c’est seulement en 1996 que le plan de prévention de la violence en milieu scolaire[1] donnera des directives précises quant au contenu de formation initiale relatif à la préparation à enseigner dans ces contextes particuliers: le volume horaire consacré à cette spécificité du métier devait être de 25 à 30h sur l’année, «la variabilité des modalités devant permettre à tous les IUFM[2], quel que soit le contexte académique, d’assurer ce type de formation» (p. XIV). Nous en sommes loin en 2006. En effet, une enquête auprès des IUFM de France, réalisée en 2005 par Catherine Blaya, directrice de l’Observatoire européen de la violence scolaire, a permis de relever les différentes organisations de cette formation: vingt IUFM surtrente et un ont répondu au initiale spécifique à ces questions de violence et situations difficiles en milieu scolaire ne semble pas avoir été la priorité de la majorité des IUFM, bien en deçà des contenus exigés par le plan Bayrou. Une directive de plus suffira t-elle à l’amélioration de cette formation? permettons-nous d’en douter, au vu des contenus généraux de formation davantage orienté sur le processus didactique que sur le processus pédagogique., autrement dit davantage accès sur le pôle transmission du savoir que sur le pôle éducation. Or, dans le texte ministériel cadrant la formation des enseignants en France et définissant les axes prioritaires d’enseignement,[3] il est fait mention de deux objectifs de formation pouvant être liés à la problématique de l’exercice en secteur difficile:
- former à la prise en charge de la dimension éducative du métier.
- former à la connaissance des divers contextes scolaires.

Six axes prioritaires sont ainsi déclinés: acquisition de connaissances nécessaires à la communication et à la relation; lois, règles et règlement dans l’institution scolaire, le respect, la discipline et les sanctions; le dialogue avec les familles; les partenariats; la connaissance de la diversité sociale et culturelle des situations scolaires; les spécificités des écoles et établissements situés en zone ou réseau d’éducation prioritaire.

Or, quand on sait qu’une seule année de formation est dispensée après la réussite à un concours très difficile, on est en droit de mettre en doute la possibilité pour les centres de formation de mettre qualitativement en oeuvre tous les objectifs affichés, étant entendu que «la fonction de transmission du savoir reste un élément central pour un enseignant». Même si le stagiaire a la possibilité de découvrir «les dimensions liées à la construction et au développement de la personne dans l’école, l’établissement, la société» pour apprendre à «accompagner le parcours des élèves», les heures octroyées à cette formation reste la plupart du temps restreintes ou optionnelles en raison de l’importance accordée à l’aspect didactique du métier. A cette contrainte du temps, se rajoute la difficulté pour les formateurs des IUFM de transformer en une seule année des «bêtes à concours» en professionnels. En effet, après au moins trois années passées, parfois davantage, à préparer un concours essentiellement basé sur des connaissances disciplinaires de très haut niveau, les stagiaires, une fois reçus, sont propulsés dans la réalité d’une classe, six heures par semaine. Dans le sud-ouest de la France, là où très peu d’établissements difficiles existent, la plupart des professeurs stagiaires parviennent à exercer leur métier à peu près conformément à leur idéal. En revanche, une minorité de stagiaires affectée en secteur sensible ou zone d’éducation prioritaire découvre brutalement et parfois avec amertume que la masse des connaissances acquises en préparation concours leur ait de bien faible utilité. Leurs manques considérables en connaissance de l’adolescent et en compétences relationnelles entravent le déroulement de leur cours, sans compter la déception ressentie face aux réalités du métier autant constitué, si ce n’est plus, de dimensions relationnelles à établir que de savoirs disciplinaires à transmettre.

La tâche qui nous est confiée par l’IUFM d’Aquitaine, à Catherine Blaya et moi-même, est d’essayer, en deux journées de formation, de préparer les stagiaires au choc d’une réalité parfois bien âpre, de leur apprendre des rudiments de techniques relationnelles afin d’éviter l’aggravation du conflit avec un élève, ou bien encore de leur apporter quelques connaissances sur le phénomène de violence à l’école, dans ses aspects préventifs comme réactifs.

Nous savons aujourd’hui que les tensions quotidiennes à l’école trouvent leur origine dans des facteurs sociaux, familiaux et environnementaux mais pas seulement. Ces tensions peuvent être également générées, voire exacerbées à l’intérieur même des établissements scolaires. Dans ce cas, quelles compétences professionnelles doivent être particulièrement travaillées chez les professeurs stagiaires pour éviter l’escalade de la violence?

Le contenu de cet article est donc de questionner un type de formation initiale dans ce domaine en posant comme postulat de départ qu’elle a pour objectif l’atténuation des difficultés relationnelles dans les établissements sensibles, au bénéfice à la fois de l’enseignant mais aussi des élèves. Cet article a d’abord été écrit pour servir le débat engagé aujourd’hui dans la formation des enseignants relative à ce sujet. Sa valeur scientifique trouvera sa limite dans le cadre d’une enquête de type exploratoire, les quelques résultats issus d’un questionnaire venant étayer une réflexion personnelle toujours discutable.




1ère proposition: mettre de la raison

Pour dresser un état des lieux des positionnements des enseignants-stagiaires, nous les avons interrogés par questionnaire le dernier jour de l’atelier «Enseignement et situation difficile». La problématique du questionnaire était principalement centrée sur les manques, appréhensions et représentations des stagiaires quant aux situations difficiles (voir en annexe). Le recueil des données a seulement fait l’objet d’une analyse thématique fréquentielle portant sur les questions ouvertes.

Pour dresser un état des lieux des positionnements des enseignants-stagiaires, nous les avons interrogés par questionnaire le dernier jour de l’atelier «Enseignement et situation difficile». La problématique du questionnaire était principalement centrée sur les manques, appréhensions et représentations des stagiaires quant aux situations difficiles (voir en annexe). Le recueil des données a seulement fait l’objet d’une analyse thématique fréquentielle portant sur les questions ouvertes.

Il est pertinent de noter que l’atelier recueille chaque année le plus grand nombre de volontaires pour y participer, soit plus d’un tiers des stagiaires en formation dans le département, les deux tiers restant se répartissant sur la quinzaine d’autres ateliers proposés. Même si on pouvait s’attendre à une proportion encore plus importante, il n’en reste pas moins que c’est bien cet atelier qui déclenche le plus grand intérêt, du fait sans doute d’un sujet porteur d’inquiétudes et d’interrogations sur une future pratique.

Les réponses au questionnaire ont pu se faire sur la base du contenu de formation suivant:

  • Etude de situations difficiles dans leur complexité.
  • Mise en scène de relations difficiles entre enseignant et élève (s) par la création de saynètes.
  • Débat autour d’un reportage non alarmiste dans un collège de banlieue.
  • Intervention d’un psychiatre travaillant avec des collégiens de banlieue parisienne.
  • Un atelier de théâtre interactif, technique active d’expression, inspirée des travaux du brésilien Augusto Boal, créateur du théâtre de l’opprimé[4]. Cette méthode de formation consiste à mettre en scène des situations de classe critiques. Elle fait appel à la participation théâtrale des stagiaires en tant qu’acteurs pour faciliter la prise de conscience de leurs implications langagières et corporelles dans la relation à l’adolescent.

Le dépouillement manuel du questionnaire (90 stagiaires interrogés) a montré que toutes les disciplines enseignées étaient représentées, sans distinction majeure pour l’une en particulier. Ce tri à plat a aussi permis de constater que seulement 12 stagiaires interrogés enseignaient en ZEP et secteur sensible (13%)[5], contre 47 en secteur ordinaire (52%) et 29 en secteur favorisé (32%). Ainsi, seule une minorité (13% en ZEP) est préparée sur le terrain en formation initiale à enseigner dans un secteur potentiellement difficile, dans lequel pourtant la plupart seront nommés dès la première rentrée. Le problème de la formation in situ et au plus près des réalités du terrain reste donc posé.

A la question «cette formation a t-elle répondu à vos attentes?», 69 stagiaires ont répondu par «tout à fait» et «assez» (76%), contre 21 par «peu» et «pas du tout» (23%). La première satisfaction exprimée à l’issue de l’atelier est l’approche concrète de la formation pour 37% de stagiaires, grâce notamment à l’utilisation de supports et démarches variées leur permettant d’être acteurs. Ce point positif est nuancé toutefois par le fait qu’ils souhaiteraient l’immersion en milieu difficile ainsi que le témoignage de pairs ayant réussi à surmonter les épreuves professionnelles. Le problème de la formation in situ dans un aller-retour entre la pratique et les connaissances (savoirs théoriques et savoirs d’expériences) est à nouveau reposé par ce résultat.

Si certains des stagiaires exprimaient en début d’ateliers des craintes, un changement s’est pourtant opéré au niveau de leurs appréhensions envers la banlieue: la dédramatisation des situations la plupart du temps seulement vues à travers le prisme des media qui se plaisent à ne montrer que les faits les plus sordides et exceptionnels leur aura apporté réconfort et réassurance. Et dans la mesure où nous sommes rentrés dans l’ère de la confusion de sens, en prenant le lointain pour le local avec un sentiment d’insécurité latent porté par la mondialisation des tensions et des dangers (Giddens, 1994, p.19), le stagiaire, en l’absence de formation et de connaissances, ne disposerait pas du recul nécessaire pour analyser et remettre en contexte la situation difficile. Comme on l’a vu précédemment, l’absence de formation in situ, vu le faible nombre de professeurs en stage 6 heures par semaine dans ces secteurs dit difficiles ne permet pas un travail sur les représentations et les réalités d’un métier que le stagiaire aurait tendance à cauchemarder en ZEP et zones sensibles. Recevant des images chocs de pure émotion (banlieue en feu et jeunes cagoulés) et des témoignages de l’extrême (enseignants usant de leur droit de retrait sur présomption de risques encourus sur le lieu de travail), ces jeunes profs n’ont pas d’autres moyens que de verser dans la peur d’aller exercer leur métier dans de tels lieux de désordres quotidiens. L’un des objectifs d’une formation dans ce domaine ne serait-il pas de mettre de la raison par la connaissance et la réflexion là où dominent les passions et les émotions?




2ème proposition: former des professionnels de la relation d’aide

Le jour où un stagiaire nous confia être étonné que des compétences relationnelles pouvaient s’acquérir, que la relation aux élèves pouvait relever d’un apprentissage spécifique, nous dûmes alors faire appel au concept de relation pédagogique, central aujourd’hui dans la problématique des situations difficiles au collège, entre enseignants et élèves. Partant du travail de Houssaye (1988) sur le triangle pédagogique, nous voulons poser la question suivante: les enseignants du secondaire en France exercent-ils majoritairement leur art dans le processus «enseigner» ou bien dans le processus «former»? dans le premier processus, «la scène est alors occupée par le dialogue du professeur et du savoir […] le professeur fait exister le savoir et le savoir justifie le professeur […] cela suppose un public qui fasse le mort, les élèves. Le bon élève est celui qui accepte cette situation […] supposons que l’élève refuse cette place: il devient alors fou par rapport aux règles de ce jeu pédagogique; c’est le chahut, l’indiscipline, l’indifférence, l’inattention, le désintérêt» (p. 44). Or, à voir fonctionner des classes de collège et à entendre le discours des stagiaires, nous savons que le processus «enseigner» est davantage à l’œuvre laissant peu de place au processus «former» dans lequel «la scène est occupée par le dialogue professeur-élèves […] où c’est le vide du savoir qui permet la contraction sur les processus affectifs» (p. 45). Or, tout ce qui est de l’ordre de l’émotionnel, de l’inconscient et de l’implication de la personne dans son métier est absent des plans de formation des enseignants. L’Ecole s’étant construite depuis Charlemagne sur le principe central de l’éducabilité d’un individu universel transcendant ses croyances et propres valeurs, il est difficile alors d’interroger, dans ce cadre ancestral, son propre rapport au travail. Or, il faut bien comprendre que le XXIe siècle nous a déjà «engagés dans le passage qui mène d’une société fondée sur elle-même à la production de soi par les individus, avec l’aide d’institutions transformées» (Touraine, 2005, 112). C’est bien à cela que les enseignants sont dors et déjà conviés et pour certains d’entre eux déjà engagés, à construire de nouveaux rapports à l’école faits de confiance et d’ouverture sur l’autre dans ce qu’il est. Dans le cas contraire d’une fermeture sur des attitudes défensives et sur un pouvoir autoritaire, il ne faudrait pas s’étonner alors de voir ces adolescents en demande d’une autre école développer crispations et tensions au contact d’un enseignement oublieux de la dimension humaine. Remettre sur le devant de la scène la relation pédagogique en lui accordant toute son importance, nous semble maintenant devenue une urgence à l’heure où les passions s’exacerbent dans des collèges aux abois. C’est dans ce sens que travaille par exemple le médecin psychiatre Lacadée (2003) en collaboration avec les chefs d’établissements de collèges difficiles: il accompagne des moments de conversation auprès des élèves en demande de respect et en besoin de paroles, tout son travail étant soutenu par cette question essentielle: «comment l’enseignant d’aujourd’hui peut-il maintenir la vérité de la dimension pulsionnelle propre à chacun, du fait de la chute des idéaux culturels et sociaux qui soutenaient auparavant le sujet dans sa présence au monde?» (p. 371). C’est à cette question que la formation initiale pourrait essayer de répondre en apprenant aux stagiaires de nouvelles postures relationnelles, de nouvelles façons d’enseigner dans un processus faisant la part belle à «l’enthousiasme, non à l’érudition, qui sera chez le professeur sa vertu capitale». (Claparède, cité par Château[6], 1969, 298).

Suite aux deux jours de formation, certains stagiaires se sont mis à considérer la relation aux adolescents d’un autre point de vue: si, jusqu’à présent, elle leur semblait couler de source, être une évidence, ils l’ont découverte complexe, faite d’humanité, empreinte de difficultés liées au langage et comportement spécifiques de cette population. Ils sont alors entrés dans une démarche réflexive liée à la problématique de cette relation complexe entre l’enseignant et des élèves adolescents, parfois en difficulté dans leur vie familiale et quotidienne.

Quand ils arrivent dans l’atelier, certains nous demandent la recette pour éviter un coup de poing ou de couteau, comme si tous les établissements de banlieue difficile étaient «à feu et à sang», sans aucune marge de manœuvre pour agir et prévenir la montée des tensions, sans oublier que les établissements dits ordinaires peuvent être aussi le lieu de situations difficiles. Or, 53% des stagiaires craignent un défaut de compétence relationnelle, contre seulement 6% qui redoutent un défaut de compétence didactique. Cet important écart peut révéler toute la problématique de la formation initiale en France, du moins à l’IUFM d’Aquitaine: c’est le déséquilibre entre «Apprendre à transmettre le savoir» et « Apprendre à travailler sur et avec autrui», déséquilibre qui ne se rencontre pas autant dans les autres formations aux métiers de la relation d’aide (personnel soignant et travailleurs sociaux) ou des modules de travail sur soi et des supervisions en fonction de la difficulté du travail sont organisés. Autrement dit: ne faudrait-il pas réduire cet écart entre le didactique et le pédagogique? c’est-à-dire apprendre aux stagiaires, comme nous l’avons écrit précédemment, autant à enseigner qu’à accompagner l’élève, porteur parfois ou souvent de difficultés et souffrances diverses. Ce constat est d’autant plus inquiétant si on le rattache au résultat de la dernière enquête violence en France (Debarbieux, 2003)[7]. En effet, même si le climat scolaire dans les établissements du secondaire en général ne s’est pas ou très peu dégradé en dix ans, l’écart s’est en revanche creusé entre la ZEP et le secteur ordinaire. En 1995, 21% des collégiens de ZEP évaluaient négativement leurs relations aux enseignants. En 2003, ils avoisinent les 28%. En 1995, 22% de ces mêmes collégiens décrivaient une forte agressivité ressentie dans leur relation aux professeurs. Ils sont 25% en 2003 tandis qu’en secteur ordinaire on est passé de 15 à 12%. Si les relations enseignants-élèves sont donc en train de se durcir dans les ZEP alors qu’elles s’améliorent ailleurs, il est urgent de se pencher sur cette question de la compétence relationnelle des professeurs.

Or, les stagiaires sont tout à fait capables d’évaluer les enjeux de cette compétence qui relevait jusqu’à la seconde moitié du XXe siècle de la vocation attaché au métier de la relation et de l’aide (Dubet, 2005). Ce qui aujourd’hui ne semble plus aller de soi, appartenait autrefois au système vocationnel (adhésion et sacrifice à des valeurs supérieures, amour des enfants, engagement dans des mouvements éducatifs …). Même si aujourd’hui, dans l’ère de la rationalisation et de l’efficacité alliée à la performance, les principes mis en avant se traduisent en terme de compétences et de techniques, plutôt qu’en terme de vocation et savoir-être, il n’en reste pas moins que «même en sourdine, la dimension vocationnelle persiste, car tous les professionnels du travail sur autrui sont censés affronter un jour des épreuves existentielles pour lesquelles selon la croyance commune, il ne suffit pas d’être payé et formé» (Dubet, id., 2005, p. 33). La plupart des stagiaires sont donc porteurs de ces traits de personnalité nécessaires à l’exercice d’un métier sur autrui, encore qu’il soit dommageable pour eux-mêmes et les élèves que le concours de recrutement ne tienne pas compte de ces aspects psychologiques. Voici donc par ordre de fréquence de citation, les qualités personnelles et professionnelles qu’ils jugent importantes pour enseigner aujourd’hui en zone sensible:

 

 

Tableau 1: qualités personnelles et professionnelles par ordre décroissant de citations des stagiaires IUFM.

(1) : Items cités: curiosité, enthousiasme, dynamisme, énergie, générosité, motivation, humour, courage, persévérance, optimisme

On notera que les items de ce tableau, à l’exception de quatre (la maîtrise didactique, le travail en équipe, posséder des connaissances et bien gérer son groupe classe) concernent des qualités davantage personnelles que professionnelles, autrement dit des qualités humaines bien plus que techniques, des savoir-être bien plus que des savoir-faire. Encore une fois, cet équilibre est-il respecté dans les contenus généraux de formation? A t-on bien conscience aujourd’hui au niveau des formateurs eux-mêmes que la dimension personnelle du métier est aussi importante que la dimension technique, ou du moins a besoin aussi d’être travaillée, parce qu’elle n’irait plus de soi, parce que depuis l’entrée dans un monde fait de techniques et technologies, «désormais, le corps sue moins qu’il ne pilote» (Serres, 2001, p. 22). Or, quand la maîtrise didactique ne suffit plus à exercer son métier, au même titre que la technologie ne parviendra jamais à éliminer la souffrance et la mort, que reste t-il à l’enseignant, si ce n’est ses qualités humaines et compétences relationnelles qui lui permettront d’être celui que les adolescents vont «aimer» parce qu’il saura être juste, qu’il saura les écouter et les comprendre, qu’il aura su créer une relation de confiance et de respect avec ses élèves (ceci n’éliminant pas totalement par ailleurs le risque d’être agressé)[8]. A la peur de la défaillance de soi s’ajoute la peur de ne pouvoir assumer une responsabilité grandissante de soi dans «une ère thanatotechnique» (p. 28) où «nous devenons en partie responsable de la durée de notre vie et de sa qualité». L’enseignant, par souci et efficacité professionnels, est alors formé et vivement incité à conserver la maîtrise des activités, mais à la moindre sensation «de corde raide», «de fil du rasoir», quand la technique didactique s’écroule, quand l’imprévu ou la violence des passions surgissent dans la classe, il peut se voir alors entraîner dans des débordements de colère, exacerbée par la contention de sa propre violence, elle-même considérée comme «les effets de ses passions nouées [...] cet état de paix armée qui s’exaspère en effort contre soi» (Alain, 1941, 287). Ne pas oublier cette part humaine du métier est fondamentale aujourd’hui, où les passions ne sont plus contenues dans la classe. Si ces qualités humaines et relationnelles n’étaient pas nécessairement utiles autrefois pour enseigner parce que l’Ecole reposait sur un programme institutionnel de nature religieuse (la vocation, le sanctuaire et un principe central, la raison), elles sont devenues au XXIe siècle des composantes essentielles du métier enseignant. Faire comme si elles allaient de soi ou bien, comme si le stagiaire pouvaient intuitivement et selon ses ressources propres les mettre en avant, c’est abandonner l’enseignant, en première ligne dans la classe, dans un lieu clos où toute la souffrance et misère sociale et affective peut le laisser dans un grand désarroi.

En lien avec le constat précédent, il est aussi étonnant d’atteindre 40% de stagiaires découvrant à l’issue des deux jours d’atelier que leur métier est aussi une affaire de relation éducative et qu’il nécessite des compétences relationnelles spécifiques. Or, l’obtention du concours de professeurs de lycées et collèges ne se faisant que sur le savoir académique universitaire (on peut regretter que l’épreuve d’entretien porte seulement sur des éléments d’ordre didactique et la connaissance des Instructions Officielles), rien d’étonnant alors que ces compétences soient totalement à construire en formation initiale. Mais ces jeunes enseignants, quand ils choisissent cette voie, ont-ils bien conscience qu’ils s’engagent aussi dans une profession pas seulement d’enseignement mais aussi d’aide[9], au même titre qu’un travailleur social ou médical, chacun bien entendu dans son domaine d’aide bien défini? Nous n’en sommes pas si sûre au regard de l’histoire du métier qui s’est construit depuis Napoléon sur le prestige des disciplines dites nobles, Lettres classiques et Sciences, dans les lycées où seul comptait la transmission du savoir pour des têtes bien faites et bien pleines, tandis que peinaient à développer leurs idées humanistes tous les grands pédagogues de l’école. Ainsi, quand nous recevons les stagiaires dans notre atelier, notre première impression est d’avoir à transformer des «bêtes à concours» remplis et parfois imbus d’un savoir académique en professionnels de la relation humaine!




3ème proposition: apprendre à augmenter ses ressources personnelles et sociales

Aider l’autre, cela s’apprend. Percevoir, entendre la difficulté de l’élève et savoir comment y répondre, toutes ces actions relèvent de compétences spécifiques pas seulement liées à des aspects didactiques. Dans le cadre de notre recherche de Doctorat[10] sur le stress des enseignants, certains d’entre eux exprimaient leurs propres difficultés face à celles de l’élève et leur sentiment d’impuissance, difficultés d’ailleurs aussi bien scolaires que comportementales. Or, ces mises en tensions quotidiennes, exacerbées par des situations perçues comme violentes, stressantes, demandent à l’enseignant d’aller puiser continuellement dans ses ressources physiques et mentales. En référence aux derniers travaux sur l’épuisement professionnel (Truchot, 2005), on comprendra que dans un souci de préservation de la qualité de la relation pédagogique, un effort particulier doit être entrepris au niveau du potentiel personnel de l’enseignant et au niveau de la recherche de soutien social. Dans le cas contraire, le risque est accru de voir apparaître des manifestations psychophysiologiques du stress (Fisher, Tarquinio, 2006), de développer une attitude cynique envers les élèves (un des symptômes de l’épuisement professionnel) et enfin de rentrer dans la spirale infernale de la victimisation. Laisser l’enseignant trouver seul, au fond de lui-même ou au fil des rencontres plus ou moins chanceuses, ses propres stratégies, c’est laisser la part trop belle au hasard tandis que sont à l’œuvre chaque jour dans les établissements difficiles des tensions où la loi du plus fort, l’humiliation, la dérive de l’oppression peuvent prendre le pas sur la raison, la paix négociée et le calme retrouvé.

Ainsi, nous pouvons terminer cet article par quelques recommandations opérationnelles qui permettraient aux stagiaires de faire leur entrée dans ce métier de relations humaines avec autre chose que seulement leur charisme et leur bonne volonté (le savoir-faire didactique étant nécessaire mais pas suffisant). Nous déclinerons en six propositions l’augmentation des ressources personnelles et sociales à titre préventif:

  • Se donner des objectifs réalisables, plutôt qu’idéalistes, le propre du débutant étant de placer la barre toujours trop haute par manque de repère.
  • Développer des stratégies pour résoudre le problème et s’y tenir, plutôt que de l’éviter: en ce centrant sur le problème (recherche d’informations, plan d’actions), l’enseignant augmente ses chances de réduire le stresseur et donc de mieux l’appréhender. Au contraire, ne se centrer que sur l’émotion (minimiser, s’auto accuser, éviter-fuir, en pleurer) risque d’augmenter l’intensité du stress et la persistance du problème.
  • Renforcer le sentiment d’efficacité en ses capacités, plutôt que douter de soi.
  • Penser qu’un échec ne remet pas en cause totalement ses compétences au moindre échec. (Ces deux dernières propositions se rattachent aux travaux d’A. Bandura, 2002).
  • Rechercher la compagnie des autres, plutôt que s’isoler, en évitant le collègue qui a la délicatesse de répondre que «moi dans ma classe ça va» ou bien «chez moi, l’an dernier, ils n’étaient pas comme ça».
  • Oser demander de l’aide et savoir en donner, plutôt que garder pour soi ses problèmes. Partager les expériences dans le cadre d’atelier d’analyse des pratiques est devenu depuis quelques années une habitude dans les IUFM et dans certains établissements scolaires.

C’est en développant ce type de gestes professionnels que l’enseignant se donnera les moyens à la fois de s’aider lui-même dans l’adversité face aux situations difficiles mais aussi d’aider les élèves acteurs de ces situations, porté par une réflexion individuelle et collective.




En conclusion

L’idée dans cet article était donc de soumettre au débat la question de la formation initiale dans le domaine de la gestion des situations difficiles. Nous avons proposé une approche par stratégies d’adaptation fonctionnelles dans un cadre préventif pour la qualité de la relation pédagogique. Si cette relation reste toujours ancrée dans le processus «enseigner» tel que décrit par Houssaye (1988, id., p. 107), «l’école continuera d’être, du fait de son articulation sur ce processus, une source d’aliénations». C’est en développant le processus «former» que les acteurs parviendront sans doute à transformer «une école aujourd’hui inadaptée aux multiples souffrances personnelles des individus» (Martucelli, 2001, p. 241). C’est aussi en préparant les futures générations d’enseignants à faire face individuellement et collectivement aux situations difficiles que nous les aiderons à sortir de ce système de domination dans lequel chacun tente de trouver et d’inventer dans la solitude et souvent la culpabilisation d’ultimes réponses individuelles en l’absence de liens solides unissant la communauté éducative. Un prochain article pourrait être écrit sur la place et rôle essentiels du chef d’établissement dans la consolidation de ces liens. Sans lui, rien ou si peu est possible.

Les situations difficiles, au lieu d’apparaître seulement comme des vecteurs de difficultés et d’engrenage du stress et de la violence, au lieu d’enfermer l’enseignant dans un isolement douloureux le stigmatisant dans sa difficulté, pourraient bien servir ainsi de base de réflexion et de débat autour de l’amélioration et de la transformation du système scolaire français. Alors que le programme institutionnel de l’école s’épuise (Dubet, id., 2005), il est temps d’inventer de nouveaux principes fondateurs. Le défi qu’appellent les violences et tensions en milieu scolaire demandera de plus en plus d’enseignants et d’équipe de direction volontaires et courageux pour imaginer une autre école, de plus en plus de formateurs engagés dans le débat autour d’un rééquilibrage entre la mission de l’enseignement et la mission de l’éducation.


[1] Bulletin Officiel de l’Education National n° 23 du 6 juin 1996

[2] Institut Universitaire de Formation des Maîtres

[3] Circulaire n° 2002-070 du 4-4-2002.

[4] L’origine du Théâtre de l’Opprimé remonte aux années 60 au Brésil. Augusto Boal et ses compagnons comédiens inventent un moyen de lutte contre la dictature en créant le «théâtre-journal» (informer ceux qui ne savent pas lire) puis le théâtre-forum qui pose la question de la transformation d’une réalité en une autre plus supportable.

[5] Les pourcentages sont arrondis à la décimale inférieure.

[6] CHATEAU J. (1969), Les grands pédagogues, Paris, Presses Universitaires de France.

[7] DEBARBIEUX E., MONTOYA Y. (2003), Microviolences et climat scolaire: évolution 1995-2003 en écoles élémentaires et en collèges, Université Bordeaux2-LARCEF.

[8] Le débutant peut parfois faire les frais d’acte gratuit d’agressivité, même s’il a montré sa gentillesse et ouverture, ce qu’il vivra d’autant plus comme une injustice.

[9] A rattacher à l’objectif de formation inscrit dans la circulaire n°2002-070 du 4-4-2002: «former à la prise en charge de la dimension éducative du métier».

[10] BERGUGNAT-JANOT L. (2003). Stress individuel des enseignants d’école primaire et médiation collective. Thèse de Doctorat. Université Victor Segalen, Bordeaux.



Bibliography

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