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Sport, conation, dispositifs d’insertion et gestion de la violence institutionnelle
by Jacques Mikulovic, Gilles Bui-Xuân, Isabelle Joing et Patrick Colmann, Université du Littoral Côte d’Opale , Laboratoire RELACS ER 3S - EA 4110



Theme : International Journal on Violence and School, n°5, April 2008

Une étude a été réalisée dans le cadre du projet européen « Job & Sport : l’intégration par le sport des jeunes défavorisés sur le marché du travail ». Cinq pays européens y ont participé. L’objectif de ce projet était d’intégrer les jeunes défavorisés sur le marché du travail grâce à l’amélioration de leurs compétences sociales. Les activités sportives ont été utilisées comme outil médiateur de cette acquisition. La typologie conative de Gilles Bui-Xuân (1993) a servi de grille d’interprétation commune. Si les résultats sont à mesurer avec prudence, ils font néanmoins apparaître des données significatives intéressantes pour tous ceux qui s’intéressent à l’intervention. En effet, les résultats convoquent les niveaux d’expérience des institutions accueillantes, qui sont traduits en termes d’étapes conatives institutionnelles. Chacune à sa façon, si les médiateurs d’intégration n’y prennent garde, peuvent générer de la violence.

Keywords : Intégration, Conation, Violence institutionnelle.
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INTRODUCTION
SPORT – INSERTION - VIOLENCE

Notre société s’interroge de manière récurrente sur le « vivre ensemble » et sur les modalités de gestion des conflits ou les différends qui peuvent, s’ils ne sont pas réglés par la parole ou par les médiateurs habituels, dégénérer et céder la place à la violence. Celle-ci se manifeste alors dans une forme primaire (brutalité sur les personnes ou les biens) et interroge inévitablement les acteurs sociaux : comment réussir à la canaliser voire à la contrôler ? A cette question, le sport semble souvent pouvoir apporter une réponse privilégiée. Il est régulièrement utilisé par les dispositifs d’insertion, aussi bien comme un vecteur de socialisation, un outil de redynamisation sociale qu’un médiateur dans la gestion des conflits.
Avant de s’intéresser à la contribution possible du sport dans la canalisation de cette « violence chaude » (Wieviorka, 2004) c'est-à-dire primaire, impulsive, spontanée, (par opposition à une « violence froide » c'est-à-dire instrumentale, calculée), il est important de définir et de délimiter le concept de « violence ». En effet, si la violence apparaît souvent au centre des préoccupations politiques, sociales et éducatives, elle est loin de faire consensus dans sa définition. Et c’est sans doute parce qu’elle inclue une part de subjectivité (interprétation de la situation par l’individu qui la vit), qu’elle devient difficilement définissable. Lorsque Wieviorka (2004) souligne qu’à « chaque période, un nouveau paradigme », il met en avant la double facette du phénomène : l’objectivité (l’atteinte à la personne liée aux faits) et la subjectivité (liée aux caractéristiques du contexte dans lequel elle est pensée). La violence est une notion toute relative comme le montrent les travaux sur l’évolution de la violence dans l’histoire (Chesnais, 1981 ; Debardieux, 1996, 1999)
Néanmoins, si l’estimation du caractère violent d’une situation par un individu n’est pas stable au cours du temps, il est important de soulever que « la violence est une réponse en situation quelle qu’elle soit » (Pain, 1992). Dans le cas d’une « violence chaude », il y a toujours une part d’absurde (déficit de maîtrise émotionnelle) et une part de sens (réponse à une situation). C’est dans ce cadre que nous émettons l’hypothèse suivante : la réponse violente apportée par un individu est le fruit d’une interaction (entre l’individu lui-même et une situation) que nous qualifierons de conflit socio-conatif (décalage de sens entre deux entités différentes) (Mikulovic et al., 2006). C’est pourquoi, dans le cas d’une interaction entre une personne et une institution, une violence de type « institutionnelle » (Colmann, 2000) peut être générée. Elle résulterait alors d’une incapacité pour l’un comme pour l’autre à se faire comprendre et admettre.
Dans les dispositifs de prise en charge des personnes en situation d’exclusion, les publics sont généralement stigmatisés comme susceptibles d’être violents tant au regard de leurs parcours institutionnels (incarcération, foyers éducatifs, classes-relais, etc.) que de leurs milieux sociaux d’origine (Bourdieu, 1993). Or, faut-il parler de public à potentiel violent ou de public potentiellement en décalage ? Dubet (2002), en étudiant les institutions scolaires, nous livre un élément de réponse : au début du siècle, l’école était moins exposée à la violence car moins confrontée aux problèmes de décalage ; la sélection se faisait en dehors de l’école. Aujourd’hui, l’hétérogénéité des élèves est telle que les décalages possibles se multiplient. La sélection se fait dans l’école : l’institution est sans doute en décalage avec une partie du public qu’elle accueille.
Comment alors opérer avec ces publics à « potentiel violent » (si nous restons sur l’acception courante) ? Comment dépasser les facteurs sociaux, économiques et de niveau de formation pour les faire accéder aux compétences sociales minimales requises pour l’accès à un emploi, voire pour avoir simplement une meilleure employabilité ? (Mikulovic, 1999)
C’est sur ce questionnement que s’est développée une préoccupation commune à l’échelle européenne, à savoir : quelles modalités de prise en charge et d’intervention auprès des personnes en rupture d’intégration sociale et professionnelle (notamment des jeunes) ? Quelle contribution le sport peut-il apporter ?

L’INSERTION VIS-A-VIS DE L’EMPLOI : LA NAISSANCE DE LA PROBLEMATIQUE « JOB ET SPORT »


En France, comme à l’échelle européenne, les personnes en difficulté d’accès à l’emploi représentent en moyenne 10% de la population active. La variation de ce chiffre d’un pays à l’autre est essentiellement fonction des législations. Néanmoins ce qu’il faut retenir, c’est qu’au-delà des chiffres, à l’intérieur de cette population en recherche d’emploi, de plus en plus de personnes sont très loin des conditions « d’employabilité » minimales (acceptation des contraintes de base : arriver à l’heure, respect des contraintes hygiéniques, contrôle émotionnel, etc.). Force est de constater qu’il s’agit souvent de jeunes cumulant des difficultés sociales (Xiberras, 1996). C’est pour cette population, souvent connue des services sociaux dès leur plus jeune âge et repérée par le système scolaire traditionnel, qu’une réflexion est engagée. L’hypothèse faite à l’échelle européenne postule que l’acquisition de compétences sociales minimales, indispensables pour conquérir une autonomie dans la recherche d’un emploi, peut être soutenue par la pratique sportive.

LA NOTION DE COMPETENCES SOCIALES ET LA RELATION A LA PRATIQUE SPORTIVE

La compétence est en général interprétée comme « un système spécialisé d’aptitudes de maîtrise ou de savoir-faire nécessaires ou suffisants pour atteindre un objectif spécifique » (OCDE, 2001 ). Dans le cadre de notre étude, l’objectif était de permettre l’accession à un emploi et visait plus spécifiquement le développement des compétences sociales « reconnues nécessaires à une participation réelle à toute communauté » (Rey, 1996). Dutrenit (1998) précise qu’on « appellera les compétences sociales d’un individu par rapport à la micro-société dans laquelle il vit, l’aptitude qu’a cet individu à développer en terme de comportements de la réciprocité positive avec cette micro-société ». Il s’agit donc bien pour l’individu d’acquérir les moyens de rentrer en « consonance » avec son environnement et notamment, dans le cadre de la présente étude, de développer les compétences en « consonance » avec le marché de l’emploi.
Dans cette perspective, les activités sportives peuvent donner de bons résultats lorsqu’elles sont utilisées comme outils d’enseignement. Néanmoins, le transfert entre les activités sportives ou les séances d’Education Physique et Sportive (EPS) et le développement d’attitudes sociales souhaitées est loin d’être automatique et nécessite l’adoption d’une démarche spécifique.
L’objectif du présent projet était de se servir des capacités potentielles développées par la pratique du sport pour les étendre au domaine professionnel. Le but était alors de créer les conditions pour que la pratique sportive permette l’acquisition des compétences nécessaires à une intégration réussie dans le milieu du travail. Mais quelles sont ces conditions et quelles sont ces compétences ?
Pour les objectiver, nous avons constitué un « comité de pilotage » sur la ville de Dunkerque, qui a organisé une réunion avec des employeurs, chefs d’entreprises, responsables de collectivités locales, directeurs de ressources humaines, chargés d’insertion professionnelle, éducateurs et enseignants, afin qu’ils précisent leurs représentations en matière de compétences sociales attendues à l’embauche, notamment au regard de notre projet qui s’intéressait à des jeunes défavorisés, incarcérés ou issus de classes relais. Si les raisons de leur statut de personnes défavorisées ou en difficulté sont à rechercher le plus souvent dans leur jeune enfance : environnement familial démissionnaire, contexte socio-économique défavorisé, déficit socio-cognitif, etc., leur situation s’exprime alors par des lacunes en compétences sociales ou des compétences sociales peu développées ou plutôt inadaptées à l’environnement du monde du travail traditionnel (Bui-Xuân et al., 1995,1996,1997).
En ce qui concerne leur motivation à pratiquer un sport, ces jeunes se montrent plutôt réticents. Diverses raisons peuvent être évoquées :
- La plupart des jeunes en difficulté ont vécu des expériences négatives, aussi bien à l’école dans le cadre de l’EPS que dans les structures sportives organisées.
- Leur perception du sport a été influencée par le sport à l’école et à la télévision ce qui place cette activité dans une logique élitiste et compétitive.
- Le sport reflète donc l’image d’un domaine dans lequel les plus forts gagnent et les plus faibles abandonnent. La logique compétitive et de performance dominent. Les jeunes socialement défavorisés associent alors le sport à une activité difficile et contraignante qu’ils ne comprennent pas.
- L’attitude et le comportement des jeunes socialement défavorisés sont souvent caractérisés par une forte résistance aux nouveautés et par un manque d’ouverture et de flexibilité. Cette attitude leur permet de se protéger de toutes les expériences inconnues qu’ils jugent menaçantes. De ce fait, leur motivation à apprendre des contenus qui ne sont pas en consonance avec les représentations qu’ils se font des activités sportives est très limitée. Un manque d’estime de soi, construit au cours d’expériences négatives de socialisation peut expliquer cette résistance.

De plus, même s’ils réussissent dans leur projet professionnel et dans certains apprentissages scolaires, leurs chances d’intégrer le marché du travail demeurent très faibles. En effet, en raison de la situation économique générale et de la structure du marché du travail, ils sont souvent repoussés par les employeurs pour des raisons qui leur échappent. La prise de conscience de cette situation génère souvent des comportements négatifs et passifs tant à l’école qu’à l’occasion d’activités extra-scolaires comme la pratique sportive.
C’est la raison pour laquelle notre projet d’intervention se base sur le modèle conatif.
Dans un premier temps, nous présenterons le dispositif de recherche utilisé. Celui-ci nous permettra d’expliciter la notion de conation en intervention ainsi que les modalités de suivi des personnes. Dans une deuxième partie, nous présenterons les modalités d’émergence d’une « violence institutionnelle » au regard d’indicateurs dépendant du niveau de préoccupation et d’attente des entreprises, ou plus globalement de l’environnement accueillant. Enfin, le dispositif spécifique « Job et Sport » sera présenté ainsi que les résultats obtenus.

LE DISPOSITIF DE RECHERCHE


Le contexte de l’étude

Le programme européen, intitulé « Job & Sport : l’intégration par le sport des jeunes défavorisés sur le marché du travail », a regroupé 5 partenaires issus de pays différents. Son instigateur était le service de promotion de l’emploi de la ville de Gottingen, les autres partenaires étant le Ministère de l’Education, des Sciences et des Sports de Ljubljana, en Slovénie, le Collège universitaire en Sciences de l’Education « Don Bosco » de Madrid en Espagne, la Faculté des Sciences du Sport de Montpellier et de Dunkerque, l’Istituto Salesiano Don Bosco de Schio/Vicenza en Italie, et le Zoom-prospektive Entwicklungen e.V. Institute de Gottingen en Allemagne . Chacun des partenaires a fonctionné dans le cadre de son réseau local, qui comprenait des universités, des associations sportives, des institutions sociales et des centres de formation professionnelle.
L’objectif majeur de ce projet était d’intégrer de jeunes défavorisés sur le marché du travail, en faisant le pari du transfert dans l’emploi de compétences sociales acquises en activités sportives.
L’Université du Littoral Côte d’Opale, outre une mise en place expérimentale sur des publics différents (jeunes en détention, classe relais, foyer éducatif et jeunes de quartiers urbains sensibles) encadrés par des « edu-trainer », a été missionnée pour l’évaluation du dispositif. Le bénéfice d’expériences antérieures de gestion de dispositifs, à la suite d’audits de différents programmes nationaux ou européens (AFPA – 1995, Agefiph – 1997, Odyssée – 2000) a favorisé l’attribution de cette responsabilité.
Forts des préconisations issues de l’accumulation de ces expériences antérieures et d’éléments comparatifs, nous avons proposé de nous accorder à l’échelle européenne sur un langage commun d’observation et d’intervention. Celui-ci s’appuie sur le modèle conatif décliné par Gilles Bui-Xuân (1993, 1994), qui servira de trame pour concevoir et analyser les programmes d’intervention, les bilans et les résultats obtenus.

La notion de conation

« La conation est l’inclination à agir dirigée par un système de valeurs incorporées » . La perception d’une situation et les modalités d’intervention dans cette situation dépendent alors de l’accumulation des expériences de chacun des acteurs impliqués dans un dispositif . Or, le rythme d’accumulation d’expériences ne saurait être le même pour les bénéficiaires du dispositif et pour les intervenants qui donnent, chacun selon son point de vue, sens à la situation et agissent en conséquence. L’évolution de la situation ne saurait donc en aucun cas être linéaire, la combinatoire des conations individuelles étant infinie et dynamique.
Utilisé comme grille de lecture s’appuyant sur une typologie d’observations de comportements significatifs, le modèle conatif permet de repérer le sens qu’un sujet donne à une activité et d’en repérer les évolutions. Il permet de soulever les concordances de sens, le cas échéant les décalages, mais également d’aider à l’adoption d’une attitude en « consonance » avec le sens donné et perçu par son interlocuteur, si celui-ci est repéré. La prise de conscience de ses évolutions permet d’agir en métaconation, limitant les discordances entre les différents acteurs d’une situation .
Le modèle se décline en cinq étapes.
La première est qualifiée d’étape émotionnelle. A ce niveau, les comportements des personnes se traduisent par une mobilisation exclusive de leur structure, et se manifestent sous la forme d’émotion intense (joie, plaisir, agressivité, rapport de force immédiat, etc.). Les actions sont dénuées de recul et d’esprit critique.
La seconde étape est dite fonctionnelle. Elle s’inscrit dans une réflexion sur l’activité et la manière d’en tirer un avantage au regard de l’expérience que l’on en a. Le sujet pense pouvoir trouver seul les réponses aux questions qu’il se pose. Il définit son action sans stratégie collective.
En accumulant de l’expérience lors des étapes précédentes, la nature des préoccupations évolue tout comme les attentes. La rupture d’étape 3 advient lorsque la nécessité et le besoin d’efficacité se fait sentir. Cette étape est qualifiée de technique. L’apport d’un expert permettant de répondre à une demande techniciste est alors impératif quelle qu’en soit la forme (démonstration, explication, livre, vidéo, etc.), pourvu qu’elle débouche sur un apprentissage.
Ensuite la quatrième étape, dite contextuelle, correspond à la mise en œuvre de savoir-faire techniques dans un environnement approprié. Elle est complexe et se détache d’un ancrage dans le concret pour être nécessairement dirigée par un concept, abstrait.
La cinquième étape, d’innovation et de création, est à l’origine d’une mutation du volume de compétence du sujet (structure + technique + fonctionnalité), faisant apparaître un nouveau style.

DEMARCHE METHODOLOGIQUE DU PROJET


Dans le cadre du projet européen sur l’acquisition de compétences sociales par le sport, « Job & Sport », les activités sportives ont eu pour but d’influencer les attitudes et les comportements de manière positive, c'est-à-dire de développer une « réciprocité positive » (Dutrenit, 1998) (concordances d’attitudes) avec les normes sociales (en matière d’hygiène, de tenue, etc.).
Pour ces jeunes en difficultés d’insertion sociale et professionnelle (adolescents de classes-relais, détenus), la pratique du sport comme moyen d’acquisition de qualités personnelles et de compétences sociales représente quelque chose de nouveau, voire d’étonnant.
Notre projet fut découpé en plusieurs phases : une phase de recherche, une phase d’analyse du suivi longitudinal et une phase expérimentale de pratique sportive sur plusieurs dispositifs d’insertion.

La phase de recherche

Au cours de la phase de recherche, les questions suivantes ont été étudiées :
- Pour quelles raisons l’intégration des jeunes défavorisés sur le marché du travail est-elle insuffisante ? Ceci est-il dû à leurs lacunes en compétences professionnelles, sociales, ou bien proviennent-elles du marché du travail lui-même ? Quelles sont les compétences nécessaires à l’intégration professionnelle ?
- Les activités sportives peuvent-elles améliorer les compétences sociales ? Sous quelles conditions sont-elles bénéfiques ?

Afin de répondre à ces questions, nous avons à la fois analysé la littérature sur le sujet et repris les évaluations des dispositifs précédents pour poursuivre un suivi longitudinal et procéder à des entretiens approfondis.
Un premier résultat de la phase de recherche a permis d’identifier, grâce au Comité de pilotage, une liste d’une vingtaine de compétences sociales et d’objectifs importants pour l’accès à l’emploi. Ils ont été synthétisés et organisés en cinq catégories de compétences : 1) la motivation, 2) les compétences personnelles, 3) les compétences socialisantes, 4) l’intégration, 5) la gestion de tâches.
Ces cinq catégories correspondent aux cinq modules qui ont été abordés, chacun dans un pays.

La phase de suivi

La phase de suivi longitudinal s’est appuyée sur l’analyse d’un dispositif concernant plus de 1000 jeunes sur le bassin dunkerquois. Dans ce projet, un « sous » dispositif très particulier (XXL-Odyssée ) concernait les 200 jeunes les plus éloignés de l’emploi et pour lesquels le sport a constitué la pierre angulaire de la période de prise en charge. Les compétences sociales « basiques » (hygiène, respect d’un horaire, etc.) ont été les premières contraintes avant un programme de formation plus académique toujours en lien avec l’activité sportive (fabrication d’une yole pour une régate, conception d’un skate park, etc.).
Les résultats à 1 an, et 3 ans du suivi longitudinal de ce dispositif nous indiquent certaines tendances : sur 200 jeunes (tous ayant intégrés un dispositif d’insertion sur une durée de 6 mois, en étant rémunérés), en fin de parcours 70 % d’entre eux se retrouvent sans activité, certains ayant d’ailleurs quitté le programme avant la fin, 20 % ont obtenu un contrat précaire qui n’a pas abouti à son terme (ils redémarrent alors à l’étape précédente), et 10% accèdent à une formation complémentaire (soit une vingtaine de jeunes repérables dans les circuits).
Ces jeunes ont pu être suivis après la première année. A la suite de cette nouvelle formation, 50 % sortent du dispositif sans aucune perspective. Sur les 50 % restants (10 personnes), seulement 20 % (4 personnes) ont un contrat plus « durable », 30 % (6 personnes) devant repartir dans un dispositif de formation complémentaire. La déclinaison se poursuit jusqu’à épuisement des effectifs.
Le suivi à 3 ans sur 20 personnes n’a pu se faire qu’à partir d’entretiens semi-directifs avec les personnes en charge de l’animation et de la gestion de ces dispositifs d’insertion (service jeunesse, mission locale). Les résultats relevés ne sont donc, à ce stade, que le produit de l’expérience de ces personnes faisant appel à leur mémoire. Il apparaît que seuls quelques jeunes sont « intégrés » dans un parcours professionnel plus « conventionnel » (notamment dans des services municipaux) ; certains ont intégré d’autres institutions (maison d’arrêt, foyer). Le point commun reste cependant la permanence dans leur lieu de résidence initiale, ce qui constitue un stigmate conséquent. C’est cette étude qui nous amène à identifier la situation d’exclusion comme un handicap ou du moins une situation handicapante (.

Le repérage des situations handicapantes

L’intervention sociale auprès des personnes en situation de handicap se justifie au nom d’un certain ordre social (Castel, 1995). Ainsi, conformément aux représentations sociales dominantes, la plupart des classifications auxquelles elles font appel, négativisent la personne, et se situent dans une tradition « thérapeutique » rapportée à une organisation sociale. Toutes ces classifications situent un « manque » au regard d’une norme. Il en va ainsi pour ce qui concerne les personnes handicapées, qu’on rapporte à un standard « médical » : une déficience entraînerait une incapacité, qui à son tour entraînerait un handicap.
Un changement conceptuel a été déterminant, en introduisant la notion d’interaction entre d’une part la personne, avec sa spécificité, et d’autre part le contexte environnemental. De cette interaction naissent des situations handicapantes pour certains, à l’origine de l’apparition même du handicap.

L’intervention par la mise en place d’une pédagogie conative

Ainsi toute situation de discordance ou de dissonance conative est handicapante, et génère donc pour celui qui la subit un handicap qui le place d’emblée en difficulté d’accomplissement. Une pédagogie conative ne peut donc que plaider pour la réduction des situations handicapantes par une recherche permanente de consonance.

Pour rompre avec le Syndrome H/H

La logique de « réciprocité » a donné lieu aux modèles de « cercles vicieux » ou « d’effets en spirale ». Dans un système d’interactions, la prédominance et la récurrence de rétroactions positives (toujours plus du même) ou négatives (toujours moins du même) conduisent à l’emballement du système qui n’est plus régulé. D’un point de vue strictement physiologique, la modélisation de ce que les Québécois appellent le syndrome H/H (Hypokinésie/Hypodynamie qui aboutit au déconditionnement physique) peut se décliner à l’infini sur différents plans. Ainsi dans le champ des inadaptations le repérage de tels « mécanismes en spirale » peut se faire sur les plans : physique (H/H), cognitif (échec répétitif/sentiment d’incompétence qui s’aggrave et qui génère de l’échec), social ou psychosocial (dépendance/prise en charge du sujet qui aggrave sa dépendance ; identité négative/sentiment d’inutilité qui renforce la connotation négative de l’identité), et affectif (souffrance affective/désorganisation affective qui contribue à la souffrance affective).

 

Une telle modélisation des situations handicapantes présente l’intérêt de pouvoir envisager, tant d’un point de vue théorique que pratique, des possibilités de remédiation, ou tout du moins de régulation permettant de sortir de la « spirale » du « toujours plus de difficultés ». En effet, tout changement dans le réseau des interactions provoque inévitablement d’autres changements en cascade dans l’ensemble du système. Il suffit alors, pour sortir de « situations bloquées » sous la forme de cercles vicieux, de générer un changement dans une interaction donnée pour susciter une réorganisation plus large de l’ensemble.
Ainsi l’amplification d’une configuration de consonance conative dans quelque plan que ce soit permettrait une révision positive de la conscience de soi et une restructuration globale du sujet.

Le repérage via le modèle conatif

L’analyse psychosociale des situations de dévalorisation en général et des situations de handicap en particulier met en évidence différents types de réactions à l’assignation à une position sociale dévalorisante. On peut repérer des positionnements identitaires dits « positifs » et d’autres dits « négatifs ». Les premiers renvoient à une remise en cause de l’identité sociale assignée, les seconds à une acceptation de cette identité sociale attribuée, intégrant la connotation négative. Les tentatives de maintien d’une identité positive s’actualisent au travers de la mise en place de stratégies identitaires qui visent à un changement de la réalité qui s’avère stigmatisante (position active) (Marcellini, 1991). L’acceptation d’une identité négative renvoie à une installation dans des stratégies de confirmation de la réalité stigmatisante (position passive) (Goffman, 1975). C’est ainsi que peut être saisie l’installation dans la dépendance.

 

Mais qu’est-ce qui différencie les personnes qui s’installent dans la dépendance de celles qui cherchent à en sortir, si ce n’est qu’elles n’entretiennent pas le même rapport à leur environnement ? Il y a ceux qui refusent l’identité qu’on leur assigne et qui ne vivent pas leur environnement comme une fatalité. Ils pensent avoir une prise sur leur contexte et luttent pour le modeler à leur mesure, pour le transformer. Ils ne se situent donc pas dans un rapport d’objet, mais bien dans une position de sujet, responsable de ses actes et de son devenir. Et puis il y a ceux qui acceptent l’identité qu’on leur prête parce qu’au fond d’eux-mêmes ils sont submergés par un sentiment d’incompétence. Ils subissent leur « sort » en pensant ne pas pouvoir l’influencer. La peur de l’échec les conduit alors à masquer ce qu’ils croient être leur incompétence par le déploiement de tout un répertoire de routines bien rodées qui se sont installées progressivement au fur et à mesure que se reproduisait l’échec.
Mais l’échec générant l’échec, ils se retrouvent bien vite dans une spirale de déconditionnement, sur tous les plans, attendant beaucoup d’un environnement qui devrait les prendre en charge totalement.
Une pédagogie conative devrait se proposer de restaurer chez ces sujets un sentiment de compétence, en les mettant en demeure de réaliser des choses qu’ils s’estimaient incapables de faire. Le principe consiste à les placer en situation de consonance conative, quel que soit le terrain, et de leur faire observer le résultat de leur action, c’est-à-dire leur pouvoir sur les choses, et sur eux-mêmes. L’activité corporelle a montré les innombrables possibilités qu’elle offrait en la matière, non seulement parce que l’inexpérience des personnes dans ce domaine ne leur a pas permis de développer des routines de masquage, mais surtout parce que les activités corporelles sont infiniment variées et suffisamment malléables pour offrir une multitude de situations adaptées à chacun. Il est donc possible de rompre le cercle vicieux du syndrome H/H en jouant sur la transformation ou l’aménagement d’un environnement qui, au lieu d’installer ou de suggérer un obstacle rédhibitoire, positive la personne en la plaçant de fait en situation de réussite, de mobilisation, et par là de responsabilité.


CONATION, DISPOSITIFS D’INSERTION, RELATION A L’ENTREPRISE ET NAISSANCE DE LA VIOLENCE INSTITUTIONNELLE
Le modèle conatif appliqué aux APS, aux dispositifs d’insertion et aux entreprises permet de repérer sur une trame commune des préoccupations similaires. En fonction des étapes, la nature des contraintes évolue et peut être perçue comme une forme de violence (Freud, 1973).
Repérons dans un premier temps et succinctement les caractéristiques de chaque environnement au regard des étapes conatives.

ETAPE 1, ETAPE EMOTIONNELLE

- Au regard des APS, la mobilisation du sujet est saturée en structure, en ne faisant appel presque exclusivement aux capacités physiques.
- Le dispositif d’insertion (la structure d’accueil) qui utilise les APS s’oriente d’abord sur la mise en mouvement et par là sur le développement de la structure.
- Quant à l’entreprise, elle se situe sur le mode de l’intégration physique, c'est-à-dire la participation à un travail, à une tâche répétitive. L’intégration professionnelle doit se faire dans la douleur, par l’intégration d’habitudes et le développement d’une hexis corporelle.

ETAPE 2, ETAPE FONCTIONNELLE
- Au plan des APS, le sujet se repère par sa capacité à se poser des questions. Il y répondra nécessairement en mobilisant sa fonctionnalité.
- Les dispositifs de formation, à cette étape, vont utiliser le sport pour sa fonction socialisante.
- Les entreprises en viennent à un mode d’intégration fonctionnelle. Le travailleur a une fonction à remplir, et la violence se manifeste par la dénonciation d’« incapacités » (trop lent, maladroit, ne s’adapte pas, etc.) renforçant parfois une image négative de soi.

ETAPE 3, ETAPE TECHNIQUE.

- La mobilisation en sport se fait sous l’angle de l’apprentissage des techniques, le sens qu’en donne le sujet devant être à ce stade la conquête de l’efficacité.
- Les dispositifs de formation à ce niveau se positionnent sur des apprentissages de savoir-faire sociaux de types « systématiques » (rites, salut, etc.)
- Alors que la manifestation des besoins de l’entreprise se situe sur le registre « technique » : savoir réaliser des tâches. La violence se manifeste quand les savoir-faire sont considérés comme insuffisants et que l’on assigne le travailleur à une formation complémentaire.

ETAPE 4, ETAPE CONTEXTUELLE
- Le sens donné à l’APS concerne la contextualisation fonctionnelle des techniques intégrées dans un cadre plus global (collectif ou non) répondant aux exigences d’une situation complexe.
- Les dispositifs quant à eux entrent dans une recherche de consonance entre les besoins des personnes prises en charge, les méthodes pédagogiques déployées et les supports d’intervention, notamment les APS.
- Au niveau des entreprises, les modalités d’intégrations sont « sociétales ». C’est le développement d’une culture d’entreprise, d’un concept au regard de l’environnement qui prime. La violence peut alors naître de la différence des cultures.

ETAPE 5, ETAPE DE CREATION

- Au niveau des APS c’est une rupture de style et une innovation dans son registre de compétence, mobilisant de façon optimale toutes les composantes de la personne.
- Au niveau des dispositifs d’insertion, il s’agit de la mise en œuvre d’une logique « métaconative », c'est-à-dire de la prise en compte de leur niveau de conation par les sujets eux-mêmes, de la capacité à s’auto-évaluer au niveau auquel chacun se situe, et de leur faire prendre des initiatives en conséquence.
- Au niveau des entreprises, la mise en œuvre d’une gestion des ressources humaines peut apparaître parfois violente si elle ne prend pas en compte le niveau de sens que la personne donne à son action.


L’INTERVENTION « CONATIVE »
Ainsi, le modèle conatif permet de repérer des niveaux de conations, applicables tant à une activité, à une personne qu’à un dispositif ou à une institution.
En fonction des capacités physiques (structure), des savoir-faire dans l'activité (techniques) et de l’identification de l’état du sujet sur son curriculum conatif, il a été possible de déterminer pour chaque personne un « volume » correspondant. Celui-ci a ensuite été confronté aux différents « volumes » d'activités sportives, de façon à ce que chacun puisse pratiquer une activité physique adaptée (à sa mesure).

 

L'observateur (ou l’intervenant) ayant connaissance de la préoccupation majeure du sujet (c'est-à-dire l'état du rapport signifiant ponctuel qu'il entretient avec le principe directeur d'une activité), son regard positive la relation et relativise la place du sujet qui « évolue » dans son rapport à l'activité (Turpin, 1999).
Cette démarche opère un changement de paradigme en positivant l'action du sujet, au lieu de l’apprécier en négatif.
De ce fait, en replaçant la consonance environnementale dans l’aménagement d’un dispositif pédagogique, il y a de fortes chances pour que le sujet se mobilise. Inutile donc de mettre une personne en difficulté. Si la situation lui pose problème, elle doit néanmoins la solliciter de façon à ce qu’elle puisse espérer le résoudre. Ce n'est qu'à cette condition que les sujets seront en mesure de développer des stratégies d'intégration sociale, dans le sport et en dehors du sport (Fryer & Payne, 1984 ; Elbaum, 1994).

LES APS MEDIATRICES DE LA MOBILISATION DES SUJETS


Dans la négociation d’une « identité » chez les jeunes

En fait la mobilisation sous quelque forme que ce soit représente le moyen de rompre le cercle vicieux du déconditionnement. Mais, en réalité, la mobilisation d’un sujet n’est que l’expression d’un processus général ; elle n’en révèle pas les causes. Elle signifie toutefois que le sujet est en consonance conative avec son environnement.
C’est pourquoi le sport peut représenter un indicateur utile de santé non seulement physique, mais aussi mentale et sociale.
D’ailleurs, les travaux menés auprès de personnes handicapées chômeurs de longue durée font apparaître que les « résistants au sport », ayant une mauvaise estime d’eux-mêmes, étant investis d’un fort sentiment d’incompétence, et étant dépendants de l’assistance sociale, sont plus tournés vers le passé que vers l’avenir, et présentent une tendance à s’installer dans un statut de personne handicapée, un statut « d’ayant-droit » (Demazière, 1992 ; Mikulovic, 1999). Cet enfermement dans le handicap a pour corollaire un usage du handicap et le développement de stratégies pour faire-valoir cet état.
A l’opposé, l’appréciation de cet état comme situation provisoire est le fait même de ceux, plus autonomes et plus épris d’un sentiment de compétence, qui revendiquent une utilité sociale et une identité professionnelle (Malewska et Ioannides, 1990) qui pourrait s’inscrire dans un horizon temporel : ce sont plutôt ceux qui pratiquent une activité sportive et qui estiment que « le sport est nécessaire dans les stages de formation ». On retrouve une revendication identitaire de même type dans les stage d’insertion de jeunes défavorisés.
En conséquence, qu’elle soit cause, processus ou produit, la mobilisation reste le leitmotiv d’une pédagogie conative.

Dans l’accès à l’autonomie des jeunes

Les enquêtes menées auprès des publics en stage de réinsertion sociale et professionnelle mettent bien en évidence que les seules personnes qui accèdent à un emploi en fin de stage rassemblent les trois conditions suivantes :
- un bon rapport au corps,
- un sentiment de compétence professionnelle assuré,
- et une autonomie tant en matière de mobilité géographique que de déplacement.

L’autonomie, tant relationnelle que fonctionnelle, représente donc à la fois une condition et un objectif pour une pédagogie conative. Si l’étape d’expertise et de création représente l’étape ultime de l’accès à l’autonomie du sujet, la mobilisation de ce dernier dans les étapes précédentes à travers une multitude de situations en consonance conative ne peut se faire qu’au prix d’une expérience permanente de l’autonomie. L’enseignant ne saurait demeurer le maître des significations. L’élève doit se les approprier à son rythme et à sa manière au fur et à mesure qu’il gravira les étapes du curriculum conatif. Il est le seul à pouvoir faire l’expérience de l’activité avec le sens qu’il lui confère. Cette expérience ne peut donc être qu’autonome.

Dans l’accompagnement, le suivi d’insertion des jeunes

Autonomie ne signifie pas abandon. Les évaluations des centres de formation montrent bien que les meilleurs résultats sont obtenus par ceux qui accordent l’autonomie de leurs stagiaires à l’intérieur de l’établissement, avec un suivi à l’extérieur aussi longtemps qu’il s’avère nécessaire. Cette différence de résultats est à mettre en relation avec les fonctions des personnels : l’attribution de cette tâche à un « chargé d’insertion » laisse prévoir les meilleurs résultats, tant immédiats qu’à long terme.
D’ailleurs aucun établissement d’enseignement général (comme aucun dispositif d’insertion de jeunes en rupture d’intégration) n’est évalué à long terme au regard des finalités qu’il affiche (Légaré et Demers, 1993). Il est clair que si sa « survie » dépendait d’une telle évaluation, il s’empresserait de recruter du personnel d’accompagnement afin de suivre ses élèves à leur sortie de l’établissement. L’impact d’un enseignement ne saurait être immédiat. Sait-on seulement ce qu’il en advient à terme ?
Enfin, si l’accompagnement devait toucher la sphère affective, il serait indispensable que les personnels qui en auraient la charge soient formés pour cela et autorisés à le faire.

Pour une réelle redynamisation sociale

L’étude comparée de 24 dispositifs d’insertion, usant d’une pédagogie soit tournée vers la qualification, soit vers une redynamisation de la personne, montre qu’en terme de résultats vis-à-vis de l’emploi :
- ce sont les centres tournés exclusivement vers la qualification qui présentent les moins bonnes garanties d’emplois à la sortie. Il faut d’ailleurs remarquer qu’ils n’organisent pas de pratique sportive en cours de formation.
- viennent ensuite les centres dont la préoccupation majeure est la redynamisation (certains proposent du sport).
- ce sont en fin de compte les centres qui savent associer qualification et redynamisation qui donnent les meilleurs résultats. On retrouve ici les centres d’apprentissage qui s’adressent à des jeunes en âge d’être scolarisés ; une pratique d’éducation physique et sportive y est mise en œuvre.

Ainsi l’objectif de dynamisation de sujets dépourvus d’intérêt pour les formations traditionnelles représente une dimension importante de la réussite d’une structure d’accueil. Une pédagogie conative ne saurait l’ignorer. Dans ce cadre, la pratique sportive régulière représente un outil intéressant.
On peut toutefois se questionner sur les contenus des stages d’insertion de jeunes défavorisés, qui sont le plus souvent axés sur la redynamisation des sujets, mais sans apports réel de formation professionnel, comme cela a été le cas pour « Job & Sport ».

INTERVENTION ET CONDITIONS D’INTERVENTION


Il serait vain de croire qu’il suffit de penser la pédagogie avec tel concept, ou de la mettre en œuvre avec telle technique, pour obtenir les résultats escomptés. Ce serait ne pas prendre en compte la diversité des publics, et surtout leurs stratégies identitaires. En fonction de ses conations propres, chacun cherche à persévérer dans son être : c’est la stratégie du conatus .
On peut cependant distinguer des stratégies liées à une configuration structurelle du sujet, et d’autres plutôt liées à sa condition (Paugam, 1991, 1996).
Une recherche de consonance conative exige du pédagogue qu’il se situe d’abord dans le même rapport au monde que son public, pour pouvoir ensuite lui faire intégrer un mode d’appréhension différent.
Ceux qui adhèrent à une pratique physique et/ ou sportive sont en général en consonance avec les valeurs dominantes de la société (Mikulovic, 2006). Le sport parviendrait-il, par un entraînement des plus ordinaires, à faire entrer en consonance conative les individus en rupture d’intégration ?
C’est sans doute l’absence d’enjeu important et l’appel du plaisir moteur (Turpin et al., 1997) qui peuvent jouer un rôle important dans ce processus intégratif.
Par ailleurs, l’expérience européenne « Job & Sport » montre qu’il est nécessaire de mettre en place un comité de pilotage multi partenarial du dispositif afin de dégager une grille de lecture commune entre les différents formateurs. Un principe méthodologique commun doit permettre d’effectuer le diagnostic initial et l’évaluation finale.

Conditions du changement
Pour que des situations handicapantes se transforment en situations ordinaires, deux conditions doivent se conjuguer :
1 Les personnes en situation de difficultés sociales et professionnelles doivent elles-mêmes progressivement adopter de nouvelles attitudes.
2 Le contexte environnemental doit avoir évolué ; il est impulsé par l’institution, notamment les dispositifs d’insertion et les entreprises accueillantes.
A l’intersection de ces deux instances, des conations individuelles doivent rencontrer des conations collectives en une « consonance socio-conative », c’est-à-dire que ce qui fonde la mobilisation des personnes doit s’accorder avec ce qui fonde la mobilisation sociale. C’est cette consonance qui a été évaluée, afin d’en tirer les leçons, et de les transférer dans une méthodologie d’aide à la conduite de nouveaux projets (voir schéma ci-dessous).

Indicateurs de consonance

Les conditions de mobilisation des personnes handicapées doivent alors consonner avec les conditions de mobilisation des collectivités. Ces conditions des systèmes de valeurs et d’action ont été analysées à partir de 3 indicateurs globaux, repérés dans les études précédentes :
- un bon rapport à leur corps, pour les personnes, et une bonne connaissance des publics pour les dispositifs (son corollaire étant la formation).
- un sentiment de compétence élevé chez les personnes, et une reconnaissance de cette compétence par les dispositifs (son corollaire étant le statut).
- un bon degré d’autonomie des personnes, et une contribution à cette autonomie de la part des collectivités (son corollaire étant l’accompagnement).

Les évaluations de consonances entre l’entreprise et les personnes, dans ces structures « ordinaires », ont permis en retour :
- une aide à la réalisation du projet en ce qui concerne les entreprises
- et une aide à l’intégration en ce qui concerne les populations étudiées.

Une démarche citoyenne :

L’interaction collectivités/personnes handicapées peut profiter à tous. Tout d’abord aux personnes handicapées dans leurs démarches d’insertion. Mais aussi aux Collectivités dans leurs démarches vers une nouvelle citoyenneté.

 

La phase expérimentale « Job & Sport »

La phase expérimentale du Projet « Job & Sport » s’est appuyée sur l’ensemble de ces préconisations pour se mettre en place. Or il apparaît, dans un premier temps, qu’il existe au niveau de l’appréhension des dispositifs d’insertion en Europe, un décalage dans la conception même de la formation et de la prise en charge, rendant difficile la mise en place d’un outil commun d’analyse. In fine, seul l’accès à l’emploi peut être considéré comme un indicateur objectif de réussite du dispositif.
Force a pourtant été de constater qu’à part les partenaires français, tous les autres (allemands, italiens, espagnols et slovènes) ont estimé qu’il suffisait de faire pratiquer des activités physiques attrayantes (skate, rollers, karaté, canyoning, sports d’aventure, etc.) pour créer un climat favorable à un fonctionnement collectif socialisant et donc à l’acquisition de compétences sociales. Mais aucune évaluation n’était requise, ni en terme de niveau d’activité, ni en terme de compétences sociales nouvelles, ni bien sûr en terme d’emplois. Seul le pari du transfert de compétences sociales acquises grâce au sport en compétences « d’employabilité » était fait.
En revanche, avec les partenaires français, il a été proposé un schéma général commun suivant une méthodologie et une pédagogie « conative » : évaluation de départ des sujets participant à l’expérimentation, à l’aide d’une grille de mesure des compétences sociales permettant de situer les sujets tant en terme d’étape conative qu’en terme de profil conatif ; les propositions pédagogiques reposaient alors sur un choix de pratiques adaptées aux profils majoritaires, et sur des situations pédagogiques en consonance avec les étapes des sujets ; ainsi l’accumulation d’expériences dans l’étape repérée comptait plus que les simples rapports intersubjectifs, même porteurs de sociabilité ; les séances ont toutes été analysées au regard de leur adéquation méthodologique entre les situations pédagogiques et les sujets ; au terme de l’expérimentation, une nouvelle évaluation de l’étape conative dans chaque activité et des compétences sociales a été réalisée.


RESULTATS ET ANALYSES : L’EMERGENCE DE LA NOTION DE CONATION INSTITUTIONNELLE
Les rapports de nos partenaires européens (allemands, italiens, espagnols et slovènes) ne mentionnent que des contenus de séances accompagnés des impressions des « edu-traîners ». Les effets de l’expérience semblent globalement positifs, sans pourtant donner lieu à une évaluation objective. Il est toutefois à noter un nombre important d’abandons en cours d’expérience.
Les résultats français sont plus nuancés, tant la diversité des sujets était grande (détenus, classe relais, foyer d’accueil de jeunes femmes, maison pour tous), et l’implication des intervenants différente. Cependant, une corrélation a pu être significativement établie entre les profils conatifs en activité physique et les profils de compétences sociales. Ainsi, plus le sujet atteint une étape conative élevée dans une activité, quelle qu’elle soit, plus il dispose de compétences sociales.
On ne s’en étonnera pas, quand on sait que la poursuite d’une pratique régulière d’activité sportive est un excellent indicateur de propension à l’intégration. Bref, plus un sujet aura de dispositions à s’intégrer socialement, plus il aura de chances de poursuivre une activité : cette activité pourra être sportive et/ou professionnelle.
A contrario, plus on arrivera à entretenir les mobiles qui permettront à un sujet de poursuivre une activité sportive (ou autre d’ailleurs), plus il progressera dans cette activité, et plus il accumulera les compétences sociales qui lui ouvriront la voie de l’intégration sociale et professionnelle.
Arrivé à ce point, le sujet pourra rencontrer de nouvelles résistances, et c’est cet aspect des résistances qui nous interpelle non pas sur la pertinence ou non des dispositifs, mais bel et bien sur l’institution elle-même, et plus largement sur l’environnement social qui nous gère ou qui accueille (dans ce cas l’entreprise).
En effet, en ayant établi une évaluation des compétences sociales, notamment au regard de celles attendues par des employeurs à un bas niveau de l’échelle (respect de consignes simples, arriver à l’heure, être poli par exemple), il s’avère que celles-ci deviennent insuffisantes pour franchir l’étape suivante (une fonction dans une entreprise) dans un parcours de réinsertion social et professionnel.
Les difficultés de nos partenaires à mesurer « l’intégration sociale et professionnelle », le faible nombre des jeunes accueillis réussissant à entrer dans une entreprise, les difficultés des structures d’accueil à en interpréter les raisons, ont influencé notre manière d’appréhender le problème et nous nous sommes questionnés, de ce fait, sur les freins de l’environnement.
Il apparaît alors que les jeunes en insertion rencontrent des « gate keepers », les véritables gardiens des portes, où celui qui ne maîtrise pas les codes d’accès ne peut entrer.
Nous sommes effectivement dans un véritable parcours de stigmatisation permanente et continue de ces jeunes en parcours d’insertion. Au départ on exige d’eux quelques compétences sociales. Quand celles-ci sont acquises, d’autres sont exigées, mais non verbalisées formellement, pour repousser l’échéance d’une embauche. Ainsi se développent des itinéraires « permanents » dans les dispositifs d’insertion, véritables parcours initiatiques. Cependant cette préservation de quelques liens sociaux représente la seule chance de déboucher sur une issue « conventionnelle », alors que l’abandon et le retour à la case départ sont le plus souvent la règle.
Cette stigmatisation permanente, ce renvoi systématique à l’acquisition de nouvelles compétences (sociales, techniques, technologiques, d’expérience) représentent une réelle violence institutionnelle. En effet le décalage entre la règle initiale et l’offre de sortie est tel, qu’il entraîne un désarroi et un sentiment d’injustice qui alimentent dès lors la violence individuelle à l’égard de l’institution.


CONCLUSIONS ET PERSPECTIVES
Forts de ces résultats, il nous appartient non plus seulement d’évaluer les jeunes en parcours d’insertion, mais également les institutions d’accueil afin de repérer leurs exigences en termes de capital social et/ou de compétences techniques, attendus au regard de leurs finalités. Il s’agit dès lors de faire émerger un curriculum de « conations institutionnelles » des différentes structures partenaires des dispositifs d’insertion sociale et professionnelle, et les conations de ces mêmes dispositifs, afin de les mettre en phase, ou simplement de repérer les décalages de « niveaux » de conation entre une personne (jeune, professionnel de l’insertion), et l’environnement accueillant (les institutions, les dispositifs de formation, les entreprises, les associations) pour anticiper et réduire les discordances trop importantes, génératrices de violence « institutionnelle » et parfois « physique », par incompréhension et décalage de représentations.
Les premières observations à partir des conations institutionnelles nous indiquent que le rapport au sport, et plus particulièrement la conception même que l’on a du sport et de son utilité, est un indicateur d’étape conative, à l’image des conations individuelles qui montrent que la manière de pratiquer est un bon indicateur d’une propension ou non à l’intégration (qui se traduit dans le type de contrat de travail obtenu). Ainsi, pour certaines institutions, le sport ne sert qu’à révéler une performance individuelle ou un potentiel physique (E1), pour d’autres c’est un outil de socialisation (E2), etc. Il apparaît dans tous les cas qu’il est révélateur d’un niveau de conation et que seule une consonance de niveaux, correspondant à un accord sur les principes mais également à un accord sur les règles n’est jamais génératrice de violence alors que tout conflit de discordance « socio-conative » serait, lui, systématiquement générateur de violence.
La perception du conflit socio-conatif, par une grille de lecture commune, peut être la base dans la gestion de dispositifs de prévention des violences, qui au départ sont « institutionnelles », et qui deviennent, quand elles ne sont pas contenues, des violences individuelles conséquentes. Le sport et une gestion raisonnée du sport peuvent ainsi devenir des supports de médiation intéressants dans le cadre d’une véritable prévention de la violence.




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