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Dynamique démocratique et violence scolaire
by Angelina Angelina PERALVA, CERS - CIRUS, Université de Toulouse, et CADIS, EHESS Paris

Theme : International Journal on Violence and School, n°1, May 2006
Institution : CERS-CIRUS (Université de Toulouse II) et CADIS (EHESS Paris)

Des recherches tout terrain, dans des pays aussi différents que peuvent l’être la France ou le Brésil, m’ont conduit à formuler l’hypothèse d’un lien intrinsèque entre certaines formes contemporaines de la violence et la dynamique démocratique, comprise au sens tocquevillien de l’égalisation des conditions.

Keywords : Violence and Democracy , Violence and School.

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Violence et démocratie

 

Des recherches tout terrain, dans des pays aussi différents que peuvent l'être la France ou le Brésil, m'ont conduit à formuler l'hypothèse d'un lien intrinsèque entre certaines formes contemporaines de la violence et la dynamique démocratique, comprise au sens tocquevillien de l'égalisation des conditions. Pour Tocqueville (1835) , comme on sait, la démocratie n'est pas simplement une forme de gouvernement politique ou un ensemble institutionnel ; elle définit plutôt la nature égalitaire du lien social, tout en nécessitant, il est vrai, des institutions qui lui correspondent. Telle était la dynamique observable, selon lui, au sein même de l'Ancien Régime (Tocqueville, 1856). La révolution qui y a mis fin n'a fait qu'opérer une mise à jour d'institutions en décalage avec cette réalité-là.

Reste que, ainsi comprise, la dynamique égalitaire est un phénomène permanent de la vie sociale. Des Anciens aux Modernes, l'histoire de la démocratie a toujours été définie par un élargissement tendanciel et progressif de l'espace des libertés et des droits : les esclaves ont cessé de l'être, les ouvriers sont devenus électeurs, de même que les femmes, et plus récemment, au Brésil par exemple, les analphabètes ; aux droits civils, politiques et sociaux, nous avons ajouté des droits culturels ; nous avons compris que les enfants ont des droits, que les handicapés ont des droits qui leur sont quotidiennement déniés. A chaque fois qu'il s'est vérifié, cet élargissement de l'espace des droits a exigé une mise à jour partielle ou globale du cadre institutionnel – raison pour laquelle J. S. Mill (1859) définit les institutions comme des « arrangements provisoires » de la démocratie. Des arrangements qui presque jamais ne s'imposent comme allant de soi, qui sont le plus souvent précédés de turbulences de divers types ; et qui tiennent compte, de fait, de modes particuliers de combinaison entre des figures nouvelles de l'égalité et des inégalités persistantes qui font de ces institutions des lieux d'un compromis démocratique limité.

 

Malgré des changements considérables vécus au cours de plus d'un siècle, l'imaginaire institutionnel français actuel reste pour une grande partie – et notamment dans sa perception de l'école - l'héritier de la 3ème République. Trois termes principaux ont défini le « compromis » démocratique limité qui s'est établi alors : premièrement, la neutralité de l'Etat et de ses fonctionnaires face aux croyances politiques et religieuses particulières et diverses (Birnbaum, 1976) et la définition corrélative de la nation comme « communauté de citoyens » (Schnapper, 1994) – ces deux aspects étant fondateurs d'une forme radicale de laïcité caractéristique de la tradition française. Le deuxième terme du compromis a été l'institutionnalisation d'un ordre socio-économique « solidaire » -  le thème de la « solidarité » a été au cœur des débats politiques de la fin du 19ème siècle, comme l'a bien montré Jacques Donzelot (1984), et Durkheim (1893) l'énonce comme le trait propre des sociétés modernes, fondées sur l'interdépendance nécessaire des fonctions socioéconomiques liant le monde des travailleurs et celui des dirigeants. Une interdépendance tout aussi visible, par ailleurs, dans le domaine de l'éducation qui, selon le même Durkheim (1922), se devait naturellement de distinguer des individus voués à l'action et ceux voués à la réflexion, les « élites républicaines » étant dès lors légitimées par la qualité de leur formation, et non pas par leurs possessions. Troisième terme, enfin, de ce « compromis » démocratique,  l'incorporation du mouvement ouvrier aux espaces de la vie politique républicaine, qui marque le passage d'une représentation du monde populaire comme celui des « classes dangereuses » à sa représentation comme celui des « classes laborieuses » (Chevalier, 1954).

 

Autrement dit : l'Etat et la nation s'affirmant au-dessus des intérêts particuliers des citoyens, il était possible d'établir l'égalité de tous devant la loi (y compris en garantissant le droit de vote aux ouvriers) puisque, dans cette société hautement inégalitaire, les écarts socio-économiques qui continuaient à séparer les pauvres et les riches revêtaient désormais une légitimité nouvelle, justifiés qu'ils étaient par des différences « fonctionnelles » entre les uns et les autres, compensées néanmoins pas leur interdépendance réciproque. D'un autre côté, l'institutionnalisation progressive du conflit ouvrier fonctionnait comme contrepoids face aux limites de la représentation fonctionnaliste. Dans un article remarqué, M. Gauchet (1980) explique par là les différences entre l'imaginaire démocratique européen, obligé de prendre en compte un conflit classiste  central, et l'imaginaire démocratique américain, construit en l'absence d'agrégations classistes significatives.

 

Aujourd'hui, bien entendu, on est au plus loin de tout ça. En France, à la différence d'autres pays où cette question est moins sensible, la consistance du cadre national en tant que base de la légitimité républicaine semble être aujourd'hui le principal point d'achoppement du débat démocratique. La mondialisation n'a pas seulement élargi l'espace de déploiement de l'économie de marché ; elle nous a aussi ouvert l'accès à un nouvel espace de déploiement de l'expérience individuelle, dorénavant définie par des appartenances multiples qui traversent les frontières nationales. Depuis les premières tensions autour du port du voile dans les établissements scolaires en 1989, les conflits identitaires liés à la question de la citoyenneté et de l'allégeance à la nation n'ont pas cessé. Les « classes dangereuses » d'aujourd'hui ne sont pas seulement formées par des pauvres car, à tort ou à raison, ces pauvres sont aussi identifiés comme des étrangers et des non citoyens. 

 

Mais ce n'est pas tout, puisque les bases du lien social ont été, elles aussi, profondément altérées. Si le thème de l'exclusion - ou l'opposition des « in » et des « out », pour parler comme Ralf Dahrendorf (1992) – a pris une telle importance dans les années 90, c'est bien parce que la « solidarité » au sens de Durkheim, au sens de l'interdépendance des fonctions économiques, n'est plus d'actualité, alors qu'elle avait quand même été la base sur laquelle a été bâti l'État providence après la seconde guerre mondiale. La fin du mouvement ouvrier comme principe structuré de représentation et voie empruntée par le monde populaire pour avoir accès à l'espace politique a entraîné l'affaiblissement des appartenances collectives fondées sur le « social », alors que « la République » - aujourd'hui peu ou prou réduite à la forme étatique de l'identité nationale – appréhende d'être submergée par l'essor d'identités culturelles multiples.

 

Sans remettre en cause un tel essor identitaire, on ne peut tout de même pas ignorer qu'il se développe en parallèle avec une individualisation extrême de la société française, nettement observable au cours des 25 dernières années, ce qui a induit certains à prendre acte assez tôt de l'avènement en France d'une étape radicalement nouvelle dans la construction de la démocratie. Individualisation en partie issue de la désagrégation du mouvement ouvrier et des cadres de participation collective qui s'étaient articulés autour de lui ; mais issue également d'un accès élargi à la consommation et d'une nouvelle culture de l'égalité et de la compétition qui ont pénétré peu à peu les mœurs. Ces changements seraient révélateurs, selon Marcel Gauchet (2002), de transformations substantives au niveau de « l'être-soi » - l'individualité psychologique, dont il postule qu'elle a une histoire propre qui ne peut pas être réduite aux changements sociaux – et au niveau de l'  « être ensemble ». Les travaux d'Alain Ehrenberg (1991, 1995) - y compris et surtout ceux qu'il a développés ces dernières années autour de la consommation de drogues illicites et médicaments psychotropes – vont dans la même direction.

 

Tout porte à croire que l'aggiornamento institutionnel en réponse à ces changements ne s'est pas opéré à une échelle suffisante. Beaucoup de conflits sociaux ne parviennent pas à s'inscrire dans un cadre démocratique de débats, qui laisse de côté de larges parcelles de la population en mal de participation et de représentation politiques. Des crispations nationalitaires et un populisme post-républicain s'installent. Depuis 25 ans la violence anti-institutionnelle (Wieviorka et ali., 1999) constitue non pas la seule mais tout au moins une des formes principales et récurrentes auxquelles ont recours des jeunes d'origine immigrée pour devenir visibles dans l'espace public (Peralva et Macé, 2002). 

 




Dynamique égalitaire et violence scolaire

 

L'étude de cas à laquelle je vais me référer maintenant a été effectuée dans un collège réputé particulièrement violent de la banlieue parisienne. Elle s'est appuyée sur un ensemble d'entretiens compréhensifs menés auprès du personnel de l'établissement et d'élèves appartenant à des classes d'âge contrastées, des « grands » et des « petits ». L'objectif était d'identifier les termes à travers lesquels il était possible de passer d'une conscience pratique et néanmoins diffuse de la violence à une conscience discursive, en aidant chaque sujet à construire un récit réflexif (Giddens, 1984) de ce que pouvait être, à ce niveau, son expérience vécue. Pour cela, les entretiens se sont appuyés sur une demande insistante de descriptions de scènes significatives. Au-delà de ce qu'il serait possible d'obtenir grâce à des techniques d'observation directes, les récits ainsi produits intégraient dans le même mouvement une définition phénoménologique de la violence et les catégories explicatives propres aux sujets concernés, ils tenaient  compte à la fois des faits et de leurs représentations.

 

Bien des observateurs sont d'accord pour indiquer que la violence scolaire, déjà présente dans les établissements pendant les années 80, a été largement occultée à ce moment-là, parce que avouer son existence aurait signifié remettre en cause « l'autorité naturelle » des enseignants laquelle supposait une capacité à faire régner l'ordre à l'école. Lorsque la violence est donc devenue visible, dans les années 90, elle a fait d'emblée l'objet d'une lecture dans des termes juridiques l'inscrivant dans la catégorie du délit. On a évoqué des « noyaux durs » qu'il suffirait d'évincer pour régler le problème. Le premier grand ensemble de recherches spécifiques sur ce thème a été d'ailleurs lancé en partenariat par le Ministère de l'intérieur et le Ministère de l'éducation nationale. La thèse des « noyaux durs », était pourtant déjà difficile à soutenir dans le cas français, où la violence, malgré des variations, s'est maintenue à des niveaux significatifs pendant plusieurs années. A nos yeux, elle est apparue, au contraire, comme une expérience largement partagée – en tout cas, du point de vue des tensions qui la sous-tendent, même si tout le monde ne passait pas à l'acte : par exemple, certains élèves avouaient insulter les enseignants « dans leur tête », alors que d'autres n'hésitaient pas à le faire ouvertement. La différence entre les uns et les autres semblait relever d'un calcul stratégique séparant ceux qui estimaient avoir quelque chose à perdre en cas de passage à l'acte, et ceux qui estimaient n'avoir rien à perdre parce qu'ils étaient déjà perdants.

Quatre changements majeurs semblent impliqués dans ces phénomènes de violence qu'il nous a été donné d'observer. Le premier, maintes fois évoqué, relève de la démocratisation progressive des conditions d'accès à une scolarité longue depuis l'après-guerre, source d'une tension majeure à laquelle sont soumis des élèves à faible capital culturel face au niveau des programmes, aux conditions d'apprentissage et au type de jugement de leurs compétences scolaires auquel ils sont soumis (Dubet, 1999 ; Dubet et Duru-Bellat, 2000). Alors que par le passé les acquis en matière de capital culturel jouaient en amont et se réglaient simplement par une sélection « naturelle » effectuée en dehors de l'univers scolaire, aujourd'hui la même sélection doit se jouer à l'intérieur.

 

Le deuxième concerne ce que G. Lipovetsky (1992) a désigné comme « le crépuscule du devoir » (et de l'impératif de l'obéissance) qui a fait place à une « éthique indolore (puisque fondée sur l'implicite et sur des raisonnements stratégiques individuels) des nouveaux temps démocratiques ». A l'intérieur du collège, cela se traduisait par une décomposition flagrante du cadre normatif, par une capacité de sanction affaiblie, par la non croyance en l'efficacité  et/ou en la légitimité de règles générales applicables à tous, et a fortiori par une faible inscription de ce cadre normatif dans l'espace : parmi les adultes, beaucoup craignaient les mouvements de foule dans les couloirs,  la cour était largement perçue comme un espace ingérable, et le parvis comme le lieu de tous les dérapages.

 

Le troisième changement relève de l'indifférenciation flagrante des âges, due à une culture destinée à effacer autant que possible ses signes distinctifs. Cela se traduisait par la juvénilisation du personnel de l'établissement et par le rapprochement entre ses manières de s'habiller et celles des élèves, ce qui aggravait les problèmes dérivés de l'affaiblissement du cadre normatif et entraînait notamment, pour l'adulte, la perte de ses qualités génériques et de l'autorité dont il se devait d'être porteur. La figure de l'adulte apparaissait éclatée selon les rôles multiples qu'il était amené à jouer dans des espaces spécifiques – l'enseignant dans sa classe, le conseiller pédagogique dans son bureau, les surveillants lors des permanences. Mais il était hors de question pour un enseignant d'intervenir dans une bagarre de couloir parce que son autorité n'était pas immédiatement reconnue. 

 

Le quatrième changement, enfin, renvoie à l'étonnante intériorisation par l'élève (comme par l'adulte, d'ailleurs) de sa propre qualité de sujet de droits. Cette intériorisation, totalement en phase avec la dynamique démocratique contemporaine qui a intégré la figure de la victime à l'exercice de la justice (Wieviorka, 2004), tout en entraînant une juridisation accrue de la vie sociale (Gauchet, 2002), entraînait, dans l'établissement scolaire, deux conséquences principales : pour les adultes, une énorme difficulté à « dire la loi » selon des critères universels ; pour les élèves, un sentiment aigu, quasi permanent et malheureux, d'être des victimes potentielles d'un jugement scolaire injuste, souvent manifesté, selon eux, dans le « mépris » de leurs professeurs à leur égard.

 

Les formes de violence que nous avons observées sont directement en lien avec ces changements. Alors que la démocratisation des conditions d'accès au collège rendait plus sensibles les inégalités en matière de capital culturel, à l'affaiblissement du cadre normatif et à l'effacement des qualités génériques de l'adulte en tant que porteur d'autorité correspondait une hyper conscience des élèves d'être des sujets de droits, pourtant soumis à des exigences auxquelles ils ne se sentaient pas toujours en mesure de répondre. (Les taux d'échec étaient particulièrement élevés dans cet établissement, comparativement aux autres établissements de la même Zone d'Education Prioritaire qui présentait, quant à elle, des résultats peu éloignés de la moyenne nationale.)

 

Dès lors, et en l'absence d'un ordre fondé sur des bases normatives et institutionnelles, la régulation de la violence se faisait, le plus souvent, par des moyens infra institutionnels, avec notamment la généralisation d'interactions fondées soit sur l'interconnaissance et des relations négociées, soit sur des rapports de force où les limites des individus – adultes comme élèves – étaient mises à nu, avec beaucoup de souffrance d'un côté comme de l'autre. Il était attendu des enseignants notamment qu'ils s'appuient sur une double compétence, à la fois pédagogique, de l'ordre de la transmission d'un savoir, et relationnelle. L'une n'allait pas sans l'autre - au risque de tomber dans la démagogie (la relation sans la transmission) ou dans l'échec pédagogique (échec dans la transmission d'un savoir). Du côté des élèves, d'ailleurs, la perception qu'ils avaient de leur propre capacité d'apprentissage était inséparable de la plus ou moins grande sympathie qu'ils manifestaient à l'égard de chaque enseignant, ce qui semblait s'expliquer en fonction de leur peur omniprésente de la sélection scolaire. Chez les adultes, la peur rôdait également – peur des dérapages, de perdre la face, de ne pas être à la hauteur. Une brève scène racontée par une enseignante illustre l'ensemble des éléments qui viennent d'être évoqués.
    

Jour de contrôle, les élèves sont énervés, ils chahutent. L'enseignante demande que l'agitation cesse pour que le contrôle puisse commencer. Un élève l'insulte ; elle répond en disant qu'elle fera un rapport à propos de l'incident. L'agitation dans la classe ne cesse toujours pas. L'enseignante dit qu'elle fera alors un rapport sur la classe. Le même élève qui l'avait insultée la provoque, et lui dit que ce genre de rapport, sur la classe, n'existait pas. ‘Madame, ça n'existe pas, un rapport sur la classe… Moi, je ne crois pas…' L'enseignante est en désarroi. ‘Je mesure ce que je vais dire – et puis le fait que ‘ça n'existe pas'… je suis restée un peu dessus, et je lui dis : ‘Oui, ça existe.' Donc, ça existe au même titre que lui, il existe. J'avais ça en tête et je lui dis : ‘Est-ce que tu existes, toi ?' Et il n'a pas supporté que je lui dise ça. Il s'est levé et il m'a dit : ‘C'est une insulte ! Vous m'insultez là ! Vous allez retirer immédiatement ce que vous venez de dire'. Il s'avançait vers moi, en me menaçant de la main. Là, j'ai choisi : ou je prenais une gifle ou je ‘retirais', donc j'ai ‘retiré'. Mais ce n'était pas de ma peur, c'était de me dire : ce n'est pas la peine d'en arriver jusque là. Je ne voulais pas. Et à partir du moment où j'ai dit ‘je retire', il a fait demi tour comme un automate et il est reparti à sa place.

 

La scène fait apparaître la peur du contrôle manifestée par les élèves (énervement, chahut) ; la perte d'autorité de l'enseignante ; son désarroi face à la situation et le dérapage dans lequel ce désarroi l'entraîne (mise en doute de l'existence de l'élève) ; la violence de la réaction de ce dernier qui se sent violé dans son droit ; la vague conscience de l'enseignante d'une erreur commise  et le caractère indécidable du ‘juste' et de ‘l'injuste', qui l'amène à ‘retirer' son propos sans autre forme de procès.

 

A l'époque de cette enquête, il était généralement admis que les violences les plus nombreuses au sein des établissements scolaires concernaient les relations des élèves entre eux – bagarres de cour, rackets, insultes. Il nous a semblé que cette violence se développait de façon exponentielle en l'absence de régulations stables imposées par les adultes et qu'elle relevait d'une mise en scène généralisée de la peur – peur d'un monde défini par des rapports de force où les faibles n'ont pas leur place, peur d'un jugement scolaire vécu comme un déni de soi, déni de sa qualité de sujet autonome susceptible de mener à bien sa vie. Ces sentiments de peur nous ont été clairement exprimés par des élèves qui, dès leur entrée au collège se le représentaient comme un monde dangereux, sorte d'état de nature où il fallait se débrouiller pour survivre ; dangerosité aggravée par le fait que, pour la première fois de leur vie, le problème des résultats scolaires allait se poser sérieusement pour eux. Les violences contre adultes, bien plus rares, étaient en revanche plus visibles car elles faisaient le plus souvent l'objet de sanctions graves, mais les tensions à la base de ces violences semblaient au contraire assez généralisées.

 

Le risque semblait déjà grand alors d'un durcissement qui ferait d'une question pédagogique et sociale un problème de police. Les partenariats police/justice/éducation nationale s'orientaient dans le sens d'un tel durcissement. Mais la distance était tout aussi grande entre des orientations institutionnelles définies au niveau des instances centrales et les pratiques de terrain, davantage définies par la diversité des choix et par le bricolage des solutions. Le collège que nous avons étudié, malgré l'aspect aigu et chronique de la violence qu'il donnait à voir, manifestait un refus décidé des stratégies de la terreur et un fort apprentissage de la négociation. Cependant, même si le savoir interactif acquis était impressionnant, les limites évidentes de ces formes de régulation de la violence semblaient révélatrices, non pas de l'échec d'une forme négociée de traitement des problèmes, mais :

        
  •         
    du fait que se met en scène, dans la violence à l'école, un conflit, difficilement négociable dans ses termes actuels, parce qu'il relève, dans la société française, de la place de l'école dans la légitimation de ses élites ;
        
  •     
  •         
    de l'absence, par conséquent, d'espaces institutionnels capables de rendre cette négociation légitime, par la reconnaissance effective de l'élève comme partie intéressée dans un conflit négocié et négociable.
            

L'incivilité, forme que revêt le plus souvent cette violence, traduit l'épuisement d'un modèle d'ordre fondé sur des bases normatives. Un épuisement en lien, tout d'abord, avec l'acte culturel à travers lequel nous avons cessé d'envisager l'élève à travers l'impératif de l'obéissance pour le considérer comme un sujet de choix et de droits ; en lien, ensuite, avec l'état d'individualisation de la société contemporaine qui nous induit naturellement à prendre en compte, dans l'évaluation des comportements individuels, l'individu dans son intégralité – à la fois dans ses actes, et dans les motifs de ces actes comme l'a suggéré Michel Foucault (1981). En ce sens, l'étude de cas à laquelle nous nous sommes référés semble révélatrice de l'absence de paramètres de sanction définis en termes purement normatifs ; mais elle montre aussi l'absence d'une instance, reconnue légitime, de définition de nouveaux accords partagés sur la nature des transgressions, des accords grâce auxquels la justice aurait pu être rendue et des sanctions établies. La dynamique d'ouverture qui caractérise cette nouvelle école démocratisée pose en de nouveaux termes le problème de l'ordre, qui doit tenir compte des objectifs de l'école mais suppose aussi l'adhésion de ceux qui y participent. Autrement dit, le problème d'une réinstitutionnalisation de la vie scolaire reste posé.

 

Les régulations interactives, dans la mesure où elles ont signifié un déplacement vers l'acteur individuel des fonctions qui étaient autrefois du ressort de l'institution, témoignent de ce déficit institutionnel, et, qui plus est, sont évidemment insuffisantes pour régler les problèmes et pour infléchir la violence. Les incivilités sont un phénomène massif, qui déborde tout moyen de contrôle. La capacité des adultes à se maîtriser s'affaiblit également. La pression qui pèse sur eux peut les rendre violents, voire les faire déraper vers des propos racistes, ce qui ne relève pas de l'adhésion à des valeurs anti-républicaines mais traduit bien la distension du lien social.

 

D'un autre côté, la solitude et l'incertitude extrêmes qui frappent les élèves dans leur être psychologique (dans leur « être soi » pour parler comme M. Gauchet, 2002), sur lequel ils sont obligés de prendre appui, peuvent induire des glissements dangereux entre des formes mineures d'incivilité et des agressions plus graves. Bien des adultes nous ont fait part de leurs craintes diffuses de se trouver en risque de vie, en raison de ce type de glissement et malgré l'absence de volonté avérée de tuer chez des individus qui passeraient à l'acte.

 

Restée dans une logique de classement des meilleurs et des moins bons, l'école semble avoir inscrit sur le marbre le sentiment de peur. Alors que la famille contemporaine démocratisée a su prendre acte d'une nouvelle nécessité éducative consistant à aider l'enfant à se découvrir en tant que sujet autonome et à prendre appui sur ses propres capacités pour affronter l'incertitude de l'avenir (Singly, 1996), l'école anticipe sur les contraintes d'un monde hautement compétitif plutôt qu'elle de préparer l'élève à les affronter. Dans ces conditions, l'importance d'une mise en scène généralisée de la violence et de la peur vient de ce qu'elle place chacun devant l'injonction de surmonter sa propre peur, et de faire preuve de capacité à survivre dans la jungle. La honte de ne pas être à la hauteur de cette exigence est un instrument puissant de mobilisation de l'individu pour y faire face. La culture juvénile de la violence a cette fonction majeure : les pairs sont le miroir de la honte. Si s'énerver et ne pas se laisser faire sont des manières de manifester sa propre acceptation de la violence en tant que contrainte subie, la reconnaissance du fait que souvent on se la raconte marque les limites de cette préférence envers une incivilité que personne n'aime réellement. C'est, cependant, à travers la peur d'un jugement scolaire qui trie les élus, et la honte et l'humiliation d'être mal jugé, que se construit, dans le face à face avec les enseignants, l'expérience scolaire proprement dite.

 

Ceci nous oblige à reconnaître la nature structurelle d'un conflit, que la généralisation des incivilités révèle, et qui est à l'œuvre dans l'école de masse démocratisée. Un problème évident est l'absence d'une instance légitime de régulation capable de tenir compte des changements culturels majeurs qui sont intervenus dans l'expérience contemporaine de la démocratie. Mais, plus profondément, si cet aggiornamento institutionnel semble difficile, c'est en raison de l'ambivalence entre une visée démocratisante de l'école qui ouvre à tout un chacun l'accès aux carrières scolaires longues et sa légitimation d'un principe socioculturel de sélection, constitutif du pouvoir et de la domination. Cette ambivalence empêche que le conflit social à l'œuvre au sein de l'école se donne à voir pour ce qu'il est ; raison pour laquelle il devient non négociable et se dégrade en violence et contre civilité.

 

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Bibliography

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