Article

Ordre et désordre au collège. Intégration adolescente et normes scolaires.
by Roudil, Nadine, Sociologue, Chargée de recherche au CSTB. Laboratoire Services, Process, Innovation.

Theme : International Journal on Violence and School, n°2, December 2006

Depuis quelques années en France, la violence en milieu scolaire alimente le débat sur les conditions de scolarisation des adolescents. A fortiori si les établissements sont situés en zones d’éducation prioritaires, les questions de discipline et d’ordre prennent le pas sur les préoccupations pédagogiques. L’objet de ce propos est de questionner la relation enseignant - élève dans les collèges dit de banlieues. Le rapport adulte - adolescent y est le plus souvent présenté comme une épreuve de force alors qu’une part grandissante d’adolescents n’arrive plus à trouver de gratification à être en classe. L’enquête qui a permis cet article s’est déroulée au collège où sont scolarisés les adolescents de la cité de la Castellane, un des grands ensembles les plus défavorisés de la ville de Marseille dans le sud de la France. La population y est presque exclusivement d’origine immigrée et cumule les difficultés d’ordre économique. Cet article, tiré de ma thèse, souhaite examiner les conditions du face à face qui oppose l’ordre scolaire aux modes de sociabilités adolescentes qui s’expriment dans le cadre de la classe. Il permettra de montrer comment s’organise au collège la gestion des comportements adolescents et quelles sont les réactions des élèves face à la réglementation qui leur est imposée. Il y sera examiné à partir de quels outils l’école met en œuvre l’encadrement des adolescents. Il est intéressant de montrer combien l’espace de la classe est instrumentalisé par le personnel scolaire afin d’en faire le lieu d’une répartition des rôles qui préside à la relation enseignant - enseigné. Les formes de sociabilité développées en classe par les élèves feront l’objet d’un exposé. Dans un contexte où l’école n’a de cesse de se définir en opposition à l’existence des «mauvais» élèves, mon propos examinera la ressource que représente la sociabilité de pairs en milieu scolaire. Est-il possible d’avancer qu’elle constitue un mode de gratification susceptible de compenser l’échec qui stigmatise les adolescents vivant en cité d’habitat social?

Keywords : Deviance, juvenile behavior, school violence, incivility, peers group, institution, inner cities..

Le texte en format PDF ici.

IntroductionDepuis quelques années, la violence en milieu scolaire alimente en France le débat sur les conditions de scolarisation des adolescents. Il est un fait que, dans une partie des établissements, les questions de discipline et d’ordre ont pris le pas sur les préoccupations pédagogiques. Les travaux réalisés par Jean-Paul Payet (Payet 1995), Eric Debarbieux (Debarbieux 1997, 1999) ou François Dubet (Dubet 2000) confirment l’irruption d’une terminologie sécuritaire pour décrire le fonctionnement d’un univers dont l’évolution n’avait jusqu’alors jamais été pensée en termes de risque.

Une série de constats issus du travail d’enquête atteste de l’évolution de la prise en considération de la violence à l’école. Le premier conduit à souligner la transformation de la qualification du désordre en milieu scolaire qui témoigne d’une modification de la prise en compte institutionnelle des comportements adolescents. Le terme «incivilité» s’est progressivement imposé pour désigner aussi bien les graffitis, les bousculades, le chahut, les altercations entre élèves et enseignants, que les détériorations des locaux.L’incivilité souligne cependant la lente détérioration du climat scolaire et l’instabilité des relations entre enseignants et élèves plus qu’une nouveauté en terme de comportement.

Un second constat émerge de la volonté de se prémunir des incivilités. Elle conduit bon nombre d’établissements à accroître le contrôle des adolescents. Cependant les élèves des collèges d'aujourd'hui, à fortiori, s’ils sont situés en ZEP, n'ont pas le monopole du désordre. Pourtant l’institution scolaire attribue aux adolescents qui y sont scolarisés le curieux privilège de produire la forme la plus spectaculaire et endémique de violence.

Lorsqu’il est question des collèges de banlieues, il est un lieu commun qui consiste à dire que le rapport adulte- adolescent se résume en une épreuve de force (Beaud Stéphane, Pialoux Michel, 2003). L’observation montre qu’une part de plus en plus importante d’adolescents n’arrive plus à trouver de gratification à être en classe. Le retard scolaire de bon nombre d’élèves apparaît ainsi comme une source de désordre. Les adolescents en situation d’échec sont perçus par le corps enseignant comme des opposants à la culture scolaire et leurs comportements sont redoutés.

Enfin, le développement d’une sociabilité de pairs en classe n’est pas à négliger. Elle permet aux élèves de domestiquer les consignes disciplinaires qui leur sont imposées. A travers l’exercice de codes et de rites qui leur sont propres, ils trouvent une gratification à être en classe qui revêt une forme nouvelle et qui vient compenser la difficulté à avoir de bons résultats. Les relations entre adolescents s’organisent autour des valeurs d’une culture de rue qui célèbre des modes d’expression non académiques dont l’apprentissage se fait d’ordinaire dans le quartier de résidence, entre pairs. Des formes de sociabilité fondées sur les rituels d’une socialisation agnostique pénètrent ainsi la scène scolaire.

Le contexte que je viens d’énoncer donne son objet à mon article. Je souhaite examiner dans ce propos, les conditions du face à face qui oppose l’ordre scolaire aux modes de sociabilités adolescentes qui s’expriment dans le cadre de la classe. Ce travail se fonde sur une enquête réalisée à Marseille[1], dans le Sud de la France, dans un collège situé en ZEP[2]. La typologie des établissements fournie au moment de l’enquête par l’inspection académique des Bouches-du-Rhône permet de situer le collège parmi les établissements de catégorie 1 où les élèves sont les plus en situation d’échec. Le collège y figure à la sixième place sur neuf établissements. Le retard scolaire accumulé par une majorité d’élèves est bien réel. Le pourcentage d’enfants entrant en 6ème avec deux ans ou plus de retard est de 15,38 %[3]. Les collégiens à l’entrée en 3ème sont 19,61% à avoir deux ans ou plus de retard[4]. En fin de 3ème seulement 30,86% des élèves du collège se dirigent vers une seconde générale ou technologique. La majeure partie de l’effectif fait le choix du lycée professionnel (55,56%)[5]. Le collège reçoit un public d’adolescents vivant dans deux cités d’habitat social bâties à proximité, la cité de la Castellane et la cité de la Bricarde. Cette population vit dans un environnement socio-économique très défavorisé. Au moment de l’enquête, les emplois précaires sont le lot commun des habitants. La population est de moins en moins qualifiée et ne peut accéder à des conditions d’embauche régulières. Selon les données INSEE, la population active, toutes tranches d’âge confondues, est touchée par un taux de chômage très élevé, de l’ordre de 41,2% alors qu’à l’échelle de la ville de Marseille, il est de 18,5%[1]. Dans ce contexte le rôle joué par les différentes mesures d’aide sociale, (RMI, allocations familiales, allocation logement) est essentiel pour améliorer le quotidien des ménages.

Les rapports entre les parents d’élèves et les enseignants sont très formels. La crainte d’un incident qui pourrait compliquer les relations avec les familles est permanente. Certains parents essaient d’instaurer avec l’administration très pointilleuse et parfois condescendante un dialogue difficile. Les enseignants justifient l’échec des adolescents dont ils ont la charge par le laxisme des parents et leur manque d'intérêt pour la scolarité de leurs enfants. Ils n’hésitent pas à se faire les promoteurs de la norme de la réussite face à des parents qui ont souvent quitté l’école en situation d’échec. Au quotidien, les parents d'élèves ne peuvent que respecter la distance que l'institution instaure.

L’administration du collège aborde la question du désordre adolescent en considérant que chaque élève est un fauteur de trouble potentiel. Ainsi, pour réaliser la composition des classes, la direction de l’établissement tient compte des résultats scolaires comme du niveau de déviance avéré ou présumé de chacun. Les meilleurs élèves, considérés comme étrangers au désordre, sont regroupés pour les niveaux de 6ème, 5ème, 4ème et 3ème, dans les sections unes. Les autres sections vont de 2 à 7 et le chiffre de la section indique à la fois un degré croissant de difficulté scolaire et une potentialité à produire du désordre dont le niveau est d’autant plus haut que le chiffre est élevé.

L’enquête réalisée en milieu scolaire a duré une année à partir d’une méthode ethnographique. Deux contextes sont privilégiés. Celui de la classe permet une observation et une prise de note des interactions entre élèves et enseignants lors des cours de Français et d’Histoire Géographie. Je réalise un descriptif du comportement des élèves et un relevé des consignes pour chaque heure de cours observée. Je décide d’être présente dans sept classes en utilisant la répartition proposée par l’administration. Je sélectionne deux «bonnes classes», la 4ème 1 et la 3ème 2; trois classes dont les résultats et les comportements des élèves sont considérés comme «acceptables» quoique «très en dessous de ce qu’il est d’ordinaire attendu d’un élève» selon les enseignants, la 5ème 6, la 4ème 4 et la 3ème Technologique et deux «mauvaises» classes, la 3ème 4 et la 5ème 7, dont la réputation des élèves est exécrable. En complément à cette démarche, je réalise un travail d’observation dans les espaces extérieurs à la salle de classe afin de suivre les élèves dans le cadre de la vie scolaire.

Cet article souhaite montrer comment s’organise au collège la gestion des comportements adolescents et quelles sont les réactions des élèves face à la réglementation qui leur est imposée. Il présentera à partir de quels outils l’école met en œuvre l’encadrement des adolescents. Il sera également intéressant de montrer combien l’espace de la classe est instrumentalisé par le personnel scolaire afin d’en faire le lieu d’une répartition des rôles qui préside à la relation enseignant - enseigné. Enfin, les formes de sociabilité développées en classe par les élèves seront l’objet d’un exposé. Dans un contexte où l’école n’a de cesse de se définir en opposition à l’existence des «mauvais» élèves, mon propos veut examiner la ressource que représente la sociabilité de pairs en milieu scolaire. Est-il possible d’avancer qu’elle constitue un mode de gratification susceptible de compenser l’échec qui stigmatise les adolescents vivant en cité d’habitat social?


1. Les outils du maintien de l’ordre scolaire

En ayant en charge l'éducation des enfants, l'école s'arroge une double ligne de compétence.

Elle détient le monopole de l'instruction et dispense une éducation à la civilité qui confisque pour un temps l'enfant à sa famille afin de lui rendre un individu respectueux de ses droits et de ses devoirs.

Pour assurer l’exercice de sa mission, le personnel scolaire a recours à deux types d’outils qui constituent la base d’un encadrement rigide et systématique pour l’ensemble des élèves.

Le cahier de texte, le recueil des retards et des absences et le carnet de liaison permettent de contrôler les adolescents tout au long de leur scolarité. En pourvoyant des informations sur les manières d’agir des élèves et en réalisant une comptabilité des actes de déviance, ils rendent possible la disqualification des comportements. Une autre catégorie d’outils est alors utilisée. Il s’agit du «permis à points» et des séances de signature de contrats qui sanctionnent les élèves ayant commis des actes contraires au règlement de l’établissement scolaire.

Exercer un contrôle sur le comportement des adolescents

Les outils de contrôle que sont le cahier de texte, le recueil des retards et des absences et le carnet de liaison, au collège permettent aux élèves de prendre rapidement conscience de l’enjeu que représente la maîtrise de l’information les concernant.

S’ils n’ont que peu d’intérêt pour le cahier de texte[6], ils accordent une attention particulière à la manière dont sont gérés les retards et les absences en cours.

Arriver en retard conduit généralement les élèves en permanence. En leur permettant d’éviter d’aller en classe l’alternative apparaît vite intéressante aux yeux des adolescents qui savent qu’un retard comptabilisé est peu sanctionné au regard d’une absence non justifiée qui peut entraîner l’exclusion de l’établissement.

Le carnet de liaison permet, quant à lui, de réglementer les comportements des élèves. Chacune des parties qui le constituent a pour fonction d’anticiper une catégorie d’actions susceptibles d’être entreprises par les adolescents. L’emploi du temps apparaît d’emblée sur la couverture et symbolise l’obligation d’aller en classe. En associant, à chaque heure, un enseignement et un numéro de classe, il permet d’identifier les élèves dans le temps et l’espace. Au centre du carnet, une feuille de points fait le recensement des interdits et la dernière partie du livret est consacrée à la comptabilité des retards et à la justification des absences. En étant nominatif le carnet apparaît aux yeux des adolescents comme une forme de «carte d’identité scolaire».

Chaque élève est alors individuellement mis en demeure de prouver, en fin d’année, l’excellence de son parcours en présentant un carnet aussi vierge que possible.

Les élèves les plus âgés présentent l’existence du carnet comme un artifice. Ils préfèrent régler leurs différends avec le personnel scolaire par la discussion, dans une relation de face à face, plutôt que de s’en remettre à un règlement administratif et impersonnel.

Le carnet est avant tout perçu par les élèves comme le moyen par lequel leurs familles apprennent de manière arbitraire les décisions disciplinaires les concernant.

Une seconde catégorie d’outils se superpose à ceux utilisés pour recenser les déviances des élèves. Ils permettent de sanctionner les comportements. Ce sont le permis à points et la procédure de signature de contrat disciplinaire présentée comme l’étape ultime avant l’exclusion.

Modifier la conduite par la sanction

En dressant la liste des interdits, le permis à points est un véritable catalogue d’atteintes répertoriées dans un ordre décroissant de probabilité. Chaque infraction au règlement entraîne une diminution du capital points remis en début d’année à tous les élèves. Le permis entérine l’idée que tous les élèves sont susceptibles d’adopter l’ensemble des attitudes qu’il interdit. A la lecture de la fiche de points (présentée plus bas), il est intéressant de constater que l’élève, en tant que personne susceptible de subir des dommages, n’apparaît qu’au second plan. Avec 13 items sur 17, la prise en compte des atteintes portées à l’encontre de la norme scolaire est plus importante. L’atteinte à la personne de l’élève est réduite à une préoccupation mineure, avec 5 items sur 17.

Illustration 1 : Reproduction du permis à points 1.

 
 
  Illustration 2 : Reproduction du permis à points 2.

En faisant disparaître la feuille de points, les élèves cherchent dès qu’ils le peuvent à «mettre à l’amende»[7] l’administration du collège ce qui donne lieu à des scènes parfois cocassescomme en témoigne l’observation qui suit notée en classe de 4°4 :

Enseignant à élève 1: "Tu me passes ton carnet de correspondance, tu as 3 points en moins et tu sors. Voilà, tu as perdu 20 points !"
  L’enseignant se saisit du carnet de l’élève 1 et l’interpelle:
  Enseignant à élève 1: "mais… Où est ta feuille?
  Élève 1 : C'est pas une feuille ça ?
  Enseignant : Ta première feuille!
  Élève 1 : je l'ai perdue!
  Enseignant : C'est pratique comme ça on ne sait plus où on en est ! J'ai mis un mot à ta mère, je vais la convoquer!"
  Elle demande son carnet à un autre élève, elle affiche alors sa stupéfaction:
  Enseignant à élève 2: "Ta feuille a disparu aussi! mais qu'est ce que c'est que cette classe !!!"
  Quelques minutes après, au cours d’une altercation entre élèves
  Enseignant à élève 3 : "Élève 3 arrête avec Élève 4! C'est pas possible ! Arrête ! Ton carnet! Tu es encore pire que les autres, tu fais tes coups en douce et je ne le supporte pas."
  Elle lui prend son carnet puis s’adresse à lui, interdite:
  Enseignant à élève 3: "La feuille de points a aussi disparu! Plus personne n'en a dans cette classe! C'est bien !" ( il se met à rire)

Les élèves s’efforcent de remporter des victoires symboliques sur l’institution, l’utilisation du permis comme moyen de sanction étant très souvent perçue comme un abus de position dominante.

Le permis à points a avant tout pour objet de contrôler les relations entre pairs en bannissant de façon systématique les trois attitudes que privilégient les adolescents: parler, se déplacer et se réunir.

Dans le contexte du collège où s’est déroulée l’enquête, le rejet du permis répond à l’impossibilité d’avoir recourt à une forme de rachat ou de négociation qui permettrait de préserver les apparences.

La sanction qui consiste à retirer des points est définitive à la différence des relations entre adolescents où chacun à la possibilité d’inverser une situation de domination.

Lorsque la situation en classe se durcit la signature d’un contrat disciplinaire est proposée aux élèves comme procédure ultime avant l’exclusion de l’établissement. Selon Jean Paul Payet, la signature du contrat disciplinaire est une réponse à un contexte de déliquescence des liens entre les enseignants, l’administration et les élèves.

Sa mise en place a pour objet de restaurer la courtoisie dans les relations sociales au collège (Payet 1995). Plutôt qu’une possibilité de conciliation, l’action entreprise avec une classe de troisième pendant l’enquête au collège a, au contraire, pour conséquence d’exacerber le conflit. Le contrat fait endosser aux seuls élèves la responsabilité du désordre produit en classe. Le moment de la signature est présenté à chaque adolescent comme une séance de réinscription qui se veut le gage d’un changement de comportement de leur part.
 

Illustration 3 : contrat de réinscription

Le manque de rigueur dans les signatures des contrats est significatif d’un désintérêt pour la classe[8] . Il revient à symboliquement dénier la possibilité aux élèves d’adopter un comportement conforme à la norme scolaire.

À la suite de cet épisode, la détérioration croissante des relations entre élèves et enseignants entraîne l’adhésion d’une partie des adolescents à ce qu’Eric Debarbieux (Debarbieux 1997) qualifie de “savoir-faire déviants”.

Les adolescents les plus en situation d’échec trouvent dans la multiplication des retards et des absences un moyen de compenser le dénigrement de leur personne et dans la falsification des feuilles de points, un rituel synonyme de victoire passagère sur l’institution.




2. L’espace scolaire sous contrôle

Le second point de cet article consiste à montrer combien l’espace de la classe est instrumentalisé par le personnel scolaire afin d’en faire le lieu d’une stricte répartition des rôles qui préside à la relation enseignant - enseigné

Les comportements valorisés sont conformes à la norme scolairequi stipule que chaque élève ne se déplace que s’il est autorisé à le faire. L’observation des situations de cours permet de produire un schéma type d’occupation de l’espace.

Invariablement, la diffusion du savoir paraît associée à l’organisation réglementée de sa réception, selon une répartition spatiale des compétences entre élèves et enseignants.

L’espace de la classe se divise ainsi en trois secteurs qui ordonnent les comportements de chacun.


 
  Illustration 4 : les fonctions de l’espace de la classe

L’espace, près du tableau, où l’enseignant convie les élèves à venir s’exprimer et où se trouve généralement une estrade constitue un espace de savoir en démonstration (1).

Plus les élèves sont en difficulté scolaire, plus ils redoutent que leur présence y soit requise. En effet, l’interrogation orale assortie d’un déplacement peut aussi bien être vécu comme une reconnaissance que comme une épreuve.

Au début de chaque cours, les élèves transitent par cette partie de la classe.

Certains s’emploient à l’éviter, d’autres montrent que l’espace du savoir en démonstration est un lieu où il est possible de s’illustrer. Y être envoyé est synonyme d’un enjeu dans les relations entre adolescents, l’espace devenant un lieu occasionnel de joutes au service d’une sociabilité de pairs.

Un deuxième secteur apparaît sur le schéma comme l’espace de la connaissance à partir duquel l’enseignant fait la démonstration de l’étendue de sa compétence et distribue la parole aux élèves (2). Cet espace permet à l’enseignant de se mettre en valeur et donne du poids à sa présence en classe.

Dans ses déplacements, il pénètre à dessein dans un troisième secteur celui de l’espace de l’apprentissage(3). Une scène observée en quatrième montre combien la division spatiale ainsi instaurée permet d’imposer une division des tâches à accomplir en classe. Les consignes sont lancées depuis l'espace de la connaissance (2) et exceptionnellement depuis l’espace de savoir en démonstration (1).

L’enseignant pénètre parfois dans un troisième espace: l’espace de l’apprentissage (3), Il cherche à vérifier l’application de ses consignes. En cas de désordre, la sanction trouve toute sa solennité en étant proclamé à partir de l’espace de la connaissance.

S’il se déplace pour sanctionner l’enseignant souhaite signifier l’atteinte portée à son rôle qui est de diriger la classe depuis l’espace de la connaissance.

Par cette division, les élèves sont cantonnés à demeurer dans l’espace de l’apprentissage et à y discipliner leurs comportements.

Dans le contexte d’une organisation spatiale symbolisant la volonté de domination de l’enseignant, qu’en est-il de l’attitude des élèves?

La réponse des adolescents consiste à domestiquer le temps et l’espace. Les adolescents ont ainsi pour habitude d’utiliser les entrées et les sorties de classe pour marquer l’espace de leur présence.

En cherchant à créer une continuité entre l’intérieur et l’extérieur de la salle, ils prolongent en classe la liberté d’agir acquise à l’extérieur. L’entrée des élèves se fait toujours avec quelques minutes de retard, de manière dispersée, privilégiant les mouvements de foule. Certains adolescents se battent, d’autres rient, tous parlent fort et crient. Les moments de sortie de cours sont essentiellement utilisés pour réduire le temps passé en classe.

Le fait de chercher à abréger leur présence en classe n’est pas étranger au niveau scolaire des élèves, même s’il est juste d’ajouter que tous les collégiens mettent fin aux heures de cours avec enthousiasme.

Un second moyen de domestiquer l’espaceconsiste pour les élèves, qu’ils soient ou non en situation d’échec, à accorder une importance au fait d’avoir une place personnelle en classe. Elle symbolise leur statut d’élève.

Dans ce contexte où les élèves considérés comme les plus déviants montrent un fort attachement à avoir une place identifiée en classe, la sanction qui entraîne le plus de discussion est l’exclusion de cours. Même s’ils acceptent le fait d’avoir tort, les élèves redoutent cette sanction car elle les contraint à se couper de la classe. Au cours des entretiens, les élèves ayant été exclus de cours préfèrent donner une version des faits dans laquelle ils gardent l’avantage. Ils se présentent comme à l’initiative de leur sortie de classe ou tentent de minimiser les actes commis en les plongeant dans un contexte déviant général dans lequel l’individu ne fait qu’apporter sa pierre à l’édifice du désordre comme l’atteste le témoignage de Sezgin, quinze ans et demi, élève de 5ème 6:

N-R :Est-ce que tu as déjà été exclu de courscette année?
  Elève : Au moins 10 fois, mais c’est pas beaucoup 10 fois, c’est rien , c’est rien !
  N-R : A chaque fois que tu es exclu, est ce que tu discutes ?
  Elève : Bien sûr que je discute. Après je dis tout le monde Ciao!!! Et je sors (rire) c’est tout que ça!

Une fois en permanence, les élèves les plus fréquemment exclus confient volontiers leur lassitude. L’importance accordée par l’élève au fait d’être physiquement présent en classe est à relier aux relations qu’il établit au quotidien avec ses pairs. Les élèves les plus en difficulté sont aussi les plus attachés au fait d’être en classe. Ne disposant pas du niveau scolaire requis pour se distinguer scolairement, l’intérêt à être en cours repose sur la possibilité de briller dans les relations entre pairs. Les exclure consiste, après la reconnaissance de leur échec scolaire, à les priver de leur dernier attribut: la sociabilité de pairs.




3. Sociabilité adolescente et normes scolaires

Le dernier point que je souhaite évoquer au travers de cet article concerne les formes de sociabilité développées en classe par les élèves

Culture de rues et performances scolaires

Même s’ils vont au bout de leur cursus au collège, de nombreux élèves prennent rapidement conscience qu’ils ne peuvent prétendre continuer leurs études dans une filière scolaire classique. Ne pouvant présenter de bons résultats, ils favorisent en classe le développement d’une sociabilité de pairs qui autorise la distinction des meilleurs, réinvestissant ainsi leur rôle d’élève.

Des attitudes font office de modèle et entraînent ce qu’Erving Goffman (Goffman 1974) appelle «des suites naturelles de comportements» qui conditionnent le climat moral en classe. Pour nombre d’adolescents, les interactions deviennent le cadre de joutes orales où chaque individu se doit de tenir sa place afin de tirer un bénéfice des relations engagées entre pairs.

En 3°4, classe décrite par le personnel scolaire comme «mauvaise» et dont «l’exécrable réputation» n’a de cesse d’être soulignée, une hiérarchisation des rapports entre adolescents est apparue au bout de quelques mois d’observation.

Pour illustrer mon propos je vais faire le portrait de deux adolescents que l’on appellera Akim et Nourou. Ils dynamisent les interactions entre pairs au point de faire basculer les échanges du côté du désordre ou d’encourager la classe à adopter un comportement d’écoute studieuse.

Nourou est sans doute le personnage le plus attachant de 3°4. D’origine sénégalaise et habitant la cité de la Castellane depuis l’âge de onze ans, il se définit lui-même comme un habitant des quartiers nord qui ne craint personne. Agé de dix-sept ans, il a deux ans de retard et éprouve de réelles difficultés à suivre en classe. Une exclusion du collège le range dans la catégorie des élèves en situation d’échec. Il a pour habitude de se mettre en valeurpar des effets de langage, en participant à de nombreuses joutes verbales. Il se déplace en classe comme sur une scène. Il incarne une représentation du “social rôle” décrit par Erving Goffman en ayant recours à toute une gamme de rôles afin d’être présent dans toutes les situations (Goffman 1983). Gérald Suttles dans les travaux qu’il a réalisé dans les années soixante à Chicago, décrit, l’attitude décontractée adoptée par certains jeunes garçons noirs d’un ghetto de Chicago par le terme “ Pimp’s Walk”. Il souligne qu’une gestuelle permet de rendre visible une spécificité ethnique tout en mettant en valeur les caractères qui relient les individus à une culture de rue envers laquelle ils entretiennent un rapport identitaire. Ainsi lorsqu’ils se déplacent, les adolescents noirs américains adoptent une démarche décontractée faisant basculer dans un même mouvement le haut du corps et le bassin, de l’avant à l’arrière alors que la tête reste stable et que le regard fixe, porte au loin (Suttles 1968).

L’attitude de Nourou correspond à cette description. En jouant des épaules et en faisant de la frime un registre maîtrisé à la perfection, il adopte une posture physique qui attire les regards souvent amusés des autres élèves. Il cherche à susciter l’admiration en faisant la démonstration de son audace au contact des adultes. Il pratique avec une certaine perfection l’art du tutoiement détourné. En classe, dans les échanges, Nourou a un rôle d’amplificateur des évènements. En cherchant en permanence à coller à la situation dominante, il donne un écho parfois démesuré au désordre. Il peut pousser des cris pour accompagner les propos vindicatifs de certains élèves et lorsque l’ambiance en classe est studieuse, il répète les bonnes réponses données par ses camarades afin de garder une crédibilité aux yeux de l’enseignant qui connaît la faiblesse de son niveau.

Nourou cherche à jouer un rôle qu’il souhaite central tout en se montrant ouvertement affligé par ses résultats scolaires catastrophiques. Il recherche une reconnaissance sociale de la part de ses pairs et quand il le faut, il se met en quête d’une reconnaissance scolaire auprès du personnel de l’établissement. En ce sens sa fonction de délégué de classe le comble. Elle lui permet de ne pas apparaître en marge du groupe dominant quel qu’il soit. Son attitude en classe lui attire l’animosité de presque tous les enseignants qui trouvent rassemblées dans son attitude toutes les marques d’insolence que l’univers scolaire peut compter. En guise d’ultime pirouette, lorsqu’il lui est fait grief de son comportement, il répond à ses détracteurs non sans audace de faire preuve de plus d’humour en soulignant l’injustice qui s’abat sur lui.

Le second adolescent s’appelle Akim. Il joue un grand rôle dans l’équilibre des échanges entre élèves et enseignants. Agé de quinze ans, Akim est l’élève le plus jeune de la classe. N’ayant jamais redoublé, sa scolarité est néanmoins marquée du sceau de l’échec. Exclu du collège à quatre reprises, son parcours scolaire est chaotique et le comportement qu’il a en classe, destructeur. En cours, il s’assoit invariablement au même bureau et fait en sorte que personne ne puisse s’installer à ses côtés en étalant ses affaires autour de lui. En règle générale, il ne lui faut que quelques minutes pour dominer les échanges qui ont lieu autour de lui. Il éprouve une réelle satisfaction à en prendre le contrôle et considère ses entreprises comme des défis. Par l’autorité et la violence dont il fait preuve, il est craint des autres élèves. A l’égard des enseignants, il développe une attitude propre à créer un désordre suffisant pour se faire exclure. Parce que son comportement peut être particulièrement odieux, les enseignants l’ont défini en conseil de classe comme «je cite» “un malade mental développant une attitude préoccupante”. En conséquence, lorsque le redoublement lui est imposé, il est contraint d’aller s’inscrire dans un autre établissement.

Certains élèves comme Nourou et Akim en se référant à la culture de rue réglementent les relations entre pairs. L’école est le terrain d’expression privilégié d’une sociabilité adolescente qui tire sa spécificité des grands ensembles de banlieue.

Sans être un système fermé, cette sous-culture de classe d’âge est relativement autonome et se fonde sur la densité des réseaux d’interconnaissance que chacun est susceptible de mobiliser. La culture de rues favorise l’émergence d’interactions codées qui assurent la promotion d’un système de valeur dont les éléments essentiels sont l’honneur et la réputation. L’usage de la parole en constitue un mécanisme de valorisation essentiel permettant à chacun de se distinguer. David Lepoutre souligne que l’espace de l’école représente «un des lieux cardinaux d’expression de la sous-culture des rues» (Lepoutre, 1997,60). Il est néanmoins important de souligner que cette sociabilité ne prend pas uniquement corps dans les espaces récréatifs. La classe constitue également l’espace privilégié de son expression.

Les rituels de la culture de rues sont d’autant plus célébrés qu’ils se déroulent sous les yeux du personnel scolaire. La valeur essentielle se trouve là. En faisant en sorte de faire basculer les interactions à leur avantage, certains adolescents agissent plus en dominant qu’en leader. Ils radicalisent le rapport enseignant- enseignés, leur objectif étant de se valoriser aux yeux de leurs pairs.

Dans un univers où leurs difficultés scolaires et leurs mauvais résultats les stigmatisent, les adolescents veulent rester maître des interactions impliquant leurs pairs quitte à en exclure l’enseignant.

La volonté de mettre en avant un comportement oppositionnel est manifeste. Les relations entre adolescents valorisent un système de représentations cohérent fréquemment caractérisé par des interactions verbales dont l’objet est d’exclure l’adulte.

Les mécanismes du code de l’honneur sont particulièrement intéressants à observer lorsqu’ils conditionnent les modes de sociabilité entre pairs en classe. Les élèves n’hésitent pas à utiliser les exercices qui leur sont imposés en classe pour se distinguer et se lancer des défis. La récitation ou la lecture sont très prisées car elles se prêtent particulièrement bien à l’organisation de joutes oratoires.

Pendant l’exercice de la récitation, les élèves doivent chacun leur tour, devant la classe, déclamer des poèmes. Invariablement, lorsqu’un élève récite, la classe s’agite, les autres adolescents font du bruit avec pour objectif de déconcentrer et de déstabiliser le récitant. Le rôle de Nourou précédemment évoqué est essentiel. Il ponctue chacun des vers énoncés par un jeu de mot et des commentaires de son cru afin d’attirer l’attention sur un“savoir-faire rire” dont il est le détenteur. L’exercice devient une véritable épreuve pour celui qui le réalise, le récitant étant véritablement mis sur la sellette. La récitation devient une épreuve intellectuelle autant qu’une épreuve de sociabilité. Chacun se doit de «garder la face» (Goffman, 1974, 10) car s’il flanche, le récitant doit assumer un affront public et les quolibets. À la suite de chaque prestation, les élèves lâchent des applaudissements ponctués d’exclamations. L’auditoire apostrophe ensuite l’enseignant afin d’influencer l’attribution de la note à donner au récitant. Il s’en suit un échange où les chiffres fusent tels des jugements de valeur. Un marchandage a lieu comme pour conclure une affaire. Enfin, lorsque la note est décernée, elle est invariablement applaudie par les élèves.

L’exercice de la lecture en classe entraîne le même type de mécanismes. Le fait que tous les élèves manifestent une volonté d’être choisis pour lire montre que l’exercice permet de mobiliser du prestige. Lorsque Bachir est désigné, il utilise l’exercice à son avantage. Pendant sa lecture, il s’interrompt volontiers pour faire taire les autres élèves. S’il bute sur les mots, il devance la critique en riant. Au cours de cet exercice, l’enseignant donne souvent la parole aux plus faibles pour leur permettre de progresser. Il enclenche alors involontairement un mécanisme issu de la culture de rues qui consiste à lancer à l’encontre des plus faibles des attaques de dénigrement.

Au cours de la lecture les collégiens les plus en difficulté ont un niveau qui leur permet à peine d’ânonner les mots qu’ils prononcent. Ils deviennent l’objet de toutes les railleries et attaques parfois physiques de leurs pairs. Un rituel consiste ainsi à asséner au lecteur jugé ridicule, de grandes gifles sur la base du crâne. Dans ce contexte, le rôle de «l’individu- exutoire» est à noter. Un adolescent est persiflé afin d’être tourné en ridicule et d’être le souffre douleur de la classe. Il s’agit de susciter un échange au cours duquel invariablement les membres d’un groupe de pairs se mettront en valeur. Un adolescent de 3ème, âgé de dix-huit ans, d’un niveau scolaire à la limite de l’illettrisme, constitue en permanence une cible pour les autres élèves. Désavantagé par un physique massif le jeune homme est en permanence victime d’un rituel où la domination des plus faibles est source de crédit social.

Le langage des rues comme outil de distinction

Les relations entre pairs dans les quartiers populaires reposent sur l’apprentissage du bon usage du langage. La dextérité est quelque chose d’important. La manière dont les adolescents utilisent le verbe contraste souvent avec la faiblesse de leur niveau scolaire à l’écrit.

L’usage de la parole vient célébrer une dimension des relations entre pairs qui se situe dans l’oralité. Le verbe permet de jurer, de promettre, d’attester en engageant moralement les adolescents dans un réseau de sociabilité. La parole est pour les adolescents un outil simple, rapide et efficace. L’aisance dans le maniement des termes utilisés donne aux yeux des pairs une compétence équivalente à celle que peut représenter le bon usage de l’orthographe ou de la grammaire aux yeux de l’enseignant et qui leur fait souvent défaut. Dans ce contexte, l’utilisation du vocabulaire du délit ne doit pas surprendre. En milieu scolaire, elle permet de lancer un défi aux critères de bienséance défendus par les enseignants. La dose de provocation dans les propos des élèves qui travaillent un extrait du Comte de Monte Christo d’Alexandre Dumas est manifeste:

Élève 1 : Aïe, aïe, le château d'if c'est ici!
  Enseignant : Où est ce ?
  Élève 1:Ici!
  Élève 2 : Je l'ai visité
  Élève 3 : C'est trop mort, le château d'If!
  Élève 1 : Qu'est ce qu'il a fait pour aller en prison ?
  Enseignant : Je ne sais pas!
  Élève 1 : Il a vendu de la gave ! ( drogue)
  Élève 3 : Il a braqué !
  Enseignant : de quoi le héros a t-il peur ?
  Élève 4 : Qu'on le choppe !
  Enseignante : Je préfère que tu dises «qu'on l'attrape, qu'on le surprenne!…

Dans le cadre d’un mode de sociabilité essentiellement agonistique se distinguer d’autrui en utilisant le vocabulaire du délit est pourvoyeur de capital social. Il s’agit de célébrer la figure du bandit mafieux qui dispose d’un fort crédit parmi les adolescents des grands ensembles. L’emploi des termes “gave” et “braquage” renvoie à un imaginaire qui vient directement s’opposer à la norme véhiculée par le langage scolaire.

Par ailleurs le fait que la cité soit un lieu de nombreux trafics conditionne une partie du quotidien des élèves. L’utilisation du vocabulaire du délit est passée dans le langage commun de bon nombre d’adolescents sans pour autant signifier qu’ils commettent ou cautionnent à leur tour de tels actes. Le recours au vocabulaire du délit est un moyen qui, comme le maniement de l’insulte permet aux collégiens d’attester la maîtrise d’un certain langage.

Didier Eribon précise que l’injure est le moyen pour celui qui la lance de faire savoir à autrui qu’il a une prise sur lui, qu’il est en son pouvoir et qu’il peut librement exercer sur lui une atteinte (Eribon, 1999, 31). L’insulte prétend faire émerger des faits volontairement omis. Elle cherche à discréditer une personne en termes de moralité. Entre pairs, les insultes sont des mises à l’épreuve face auxquelles il s’agit de se montrer à la hauteur. En effet, l’injure classique cherche à discréditer un individu dans un domaine qui est d’ordinaire une source de respectabilité et de fierté.

Les insultes qui mobilisent le plus les adolescents sont celles qui s’attachent à dénigrer le comportement sexuel de la mère («fils de pute», «ta mère la pute»). Elles évoquent parfois les tabous tel l’inceste avec le très irrespectueux “vaniquer ta mère”. L’insulte cherche également à souligner une transgression sociale en associant par exemple la mère à un groupe ethnique d’origine différente afin de dénoncer une sexualité contre-nature (“ta mère, elle se tape tous les noirs de la cité”), pour enfin faire intervenir dans le comportement sexuel maternel le vocabulaire très imagé de la zoophilie (“ta mère, elle suce le poireau et King Kong”). Enfin, les injures débouchant sur les conflits les plus sérieux, visent à porter atteinte aux ascendants des élèves. «Insulter ses morts» débouche invariablement sur un affrontement physique.

En contrepartie, un certain nombre d’insultes ont une fonction ludique. Elles sont l’essence d’affrontements rituels où les adolescents se mesurent les uns aux autres et simulent de manière ludique le conflit. La classe constitue un espace privilégié pour ce type d’exercice. Une scène entre deux jeunes filles pendant un cours de français débouche sur un jeu, au cours duquel une série d’insultes est échangée :

D: Je vais te crever…
  L: Tu es une chienne.

Les deux élèves se sont alors mis à tourner autour de leurs bureaux en courant, puis, L. est allée au fond de la classe faire tomber la veste qui appartenait à D. Elles ont ensuite échangé des rires convenus et sont allés se rasseoir.

La scène scolaire est utilisée par les «mauvais élèves» afin de montrer aux enseignants que l’échec n’empêche pas les adolescents les plus en difficulté de prendre part à la vie scolaire. Il en résulte une confrontation violente au cours de laquelle une sociabilité juvénile s’affirme en prenant pour références les pratiques et les représentations de la culture de rues.

Impuissant à concurrencer les comportements des adolescents, le personnel du collège adopte une position de gestion du désordre à moindre coût pour l’institution.

Il est important de souligner que les adolescents ont conscience d’être stigmatisé et de la différence de traitement qu’engendre leur situation d’échec. La violence que des élèves de troisième manifestent à l’égard d’un conseiller d’orientation qui leur propose de s’inscrire en lycée professionnel est le signe que les adolescents les plus en difficulté ont assimilé les normes de valorisation scolaire. Ils savent que s’inscrire ailleurs qu’en seconde entraîne le développement de la stigmatisation et entérine leur statut de déviant. Ils ont conscience du fait que les moins bien scolarisés seront socialement les plus disqualifiés.

La prolongation de la scolarité en filière classique, révèle avant tout l’impuissance des «mauvais élèves à se soustraire à l’échec scolaire» (Mauger, 2001). Chez les adolescents en difficulté, il en résulte un renforcement de la culture anti-école débouchant inévitablement sur une recrudescence des violences en classe (Mauger, 2001, 81). A titre d’exemple, si l’on s’aventure à comparer dans le même collège, la carrière scolaire d’un «mauvais» élève de 3°4 avec celle d’un «bon» élève de 3°1, il apparaît que les deux collégiens auront passé autant de temps à l’école. L’âge moyen de sortie du collège en 3°4 est de 17 ans. À quelques exceptions près tous les élèves de 3°4 se sont inscrits en BEP où ils ont passé deux ans sans pour autant être diplômés. À la fin de leur scolarité, les élèves de 3° 4, sans avoir de diplôme ni de qualification et tout en devant assumer le stigmate de l’échec auront une durée de scolarisation équivalente à celle d’un élève issu de 3°1, disposant d’un bac plus un ou deux. Aujourd’hui l’école est désacralisée (Agier, 1999, 72-73) par les élèves eux-mêmes. Elle est devenue le terrain privilégié de l’expérimentation d’une émulation où les notions de hiérarchie et de domination, d’ordinaire promues par le système scolaire, jouent un rôle nouveau. Dans un contexte où l’échec est récurrent, les adolescents valorisent les comportements et valeurs issus de la culture de rues parce qu’ils sont à même d’évaluer immédiatement le bénéfice en termes de crédit social qu’ils peuvent tirer de leur usage.

L’enquête fait émerger l’urgence à briser la stigmatisation dont les élèves sont l’objet. L’élément essentiel réside dans l’affectation des élèves en classe. Les adolescents sont demandeurs de crédit et de considération dans leurs parcours tout chaotique qu’il soit. Lorsqu’ils découvrent en fin d’année scolaire, qu’ils sont affectés en section 5 à 8, l’effet est terrible pour l’adolescent comme pour sa famille. La disqualification à laquelle renvoie ce classement est problématique quelque soit le niveau, de la 6ème à la 3ème.

La nécessité de transformer le mode de recrutement des classes a été prise en compte par la nouvelle direction de l’établissement. Des lettres sont venues remplacer, de manière aléatoire, les numéros pour chaque niveau et une tentative d’introduire les meilleurs élèves dans presque toutes les classes a été réalisée. Le résultat d’une telle entreprise reste à mesurer car pour un grand nombre de collège de ZEP, l’enjeu consiste à maintenir l’existence et l’homogénéité d’un noyau de bons élèves afin de préserver à minima la réputation de l’établissement. Le mécontentement que manifeste le personnel lors de la diffusion du classement des établissements par l’inspection d’académie est révélateur d’une nécessité de repenser la question de la violence au collège à une autre échelle.

Inventer un autre système d’accueil des élèves en difficulté s’impose quand les trois quart de la population d’un établissement sont susceptibles de rencontrer l’échec.

La multiplication des dispositifs et des labels ne fait qu’affirmer localement la dimension territoriale de l’exclusion en développant de forts corporatismes professionnels. Il faut ouvrir l’école sur son environnement direct, faire en sorte que les parents d’élèves réintègrent le collège. Les établissements de ZEP doivent avoir toute la latitude de se réapproprier la question de l’échec scolaire.




Notes

[1] L’enquête s’est déroulée de 1997 à1999, Les données proviennent du recensement de 1990.


 
[1] Le travail de terrain a consisté pendant une période de 12 mois de septembre 1996 à décembre 1998 à faire alterner les périodes d’observation du rapport enseignant-enseigné en classe avec prise de notes et les entretiens avec les élèves et le personnel scolaire.

[2] Une ZEP est une zone d'éducation prioritaire constituée d'un ensemble d'écoles et d'établissements publics locaux d'enseignement liés par un projet d'action commun et accueillant des élèves vivant dans un environnement socio-économique et culturel défavorisé. La carte des ZEP est établie selon certains critères qui permettent de déterminer les aires géographiques où se concentrent les plus grandes difficultés. Le réseau ainsi créé a pour objectif d'améliorer les résultats scolaires des élèves des quartiers défavorisés. La politique des ZEP a été instaurée par A. Savary en 1982. Les ZEP ont pour objectifs:- de renforcer l’action éducative dans les zones où les conditions sociales font obstacle à la réussite scolaire des élèves,- de donner “plus et mieux” pour rétablir autant que possible l’égalité des chances, l’accueil des deux ans, la limitation des effectifs.
La politique des ZEP a évolué de 1982 jusqu’à 1997, année de la relance de la politique des ZEP en REP, réseau d’éducation prioritaire par la circulaire du 31/12/1997. Un REP regroupe des établissements situés en ZEPafin de permettre la mutualisation des ressources pédagogiques et éducatives et de fédérer les équipes autour de réflexions et actions communes conduisant à la mise en œuvre d’un contrat de réussite pour tous les élèves.

[3] Ce nombre est plus élevé que pour la moyenne des collèges de même catégorie (12,95%).

[4] Ce chiffre est plutôt intéressant car les collèges de même catégorie affichent une moyenne de 22,89%.

[5] Ces chiffres sont inférieurs à la moyenne des établissements de même catégorie où 35,1 % des collégiens vont en seconde générale ou technologique et supérieur à la moyenne des établissements de même catégorie qui envoient 50% de leurs élèves au lycée professionnel.

[6] Le cahier de textes atteste de l’évolution de l’apprentissage des élèves dans chaque matière tout au long de l’année scolaire et, même dans les meilleures classes, son oubli où sa disparition sont fréquents.

[7] Propos tenus par Sezgin, 5ème6, 15 ans et demi, en entretien.

[8] Ainsi, l’administration ne souhaita pas y participer tant elle considérait la classe comme perdue. Plusieurs élèves se sont chargés de faire signer le contrat chez eux sans qu’aucun contrôle ne soit exercé et lors de l’entrevue au collège un adolescent a réussi à faire passer un de ses copains pour son frère sans que nul n’y prête attention.



Bibliography

Agier Michel (1999), L’invention de la ville. Banlieues, townships, invasions et favelas, éditions des archives contemporaines, Paris.

Beaud Stéphane, Pialoux Michel (2003), Violences urbaines, violence sociale. Genèse des nouvelles classes dangereuses, Paris Fayard.

Débarbieux Éric (1997), La violence en milieu scolaire, Tome 1, Etat des lieux.

Débarbieux Éric (Ed), Garnier Alix, Montoya Yves, Tichit Laurence (1999), La violence en milieu scolaire, T2, Le désordre des choses, Paris, ESF.

Dubet François, Duru-Bellat Marie (2000), L’hypocrisie scolaire. Pour un collège enfin démocratique, Seuil, épreuve des faits.

Éribon Didier (1999), Réflexions sur la question gay, Paris, Fayard.

Goffman Erving (1974), Les rites de l’interaction, Paris, édition de minuit.

Goffman Erving (1983), La mise en scène de la vie quotidienne. La présentation de soi. Tome 1, Paris, édition de minuit.

Lepoutre David (1997), Cœur de banlieue. Codes, rites et langages, éditions Odile Jacob.

Mauger Gérard (2001), Disqualification sociale, chômage, précarité et montée des illégalismes, Regards sociologiques, n°2, pp79-86.

Payet Jean Paul (1995), Collège de banlieue. Ethnographie d’un monde scolaire, Paris, Méridiens Klincksiek.

Suttles Gerald D (1968), The social order of the slum. Ethnicity and territory in the inner city, Chicago, The university of Chicago press.


Read also

> An Overview of Anti-Violence School Reform in the State of New York.
> Australian and Japanese School Students’ Experiences of School Bullying and Victimization: Associations with Stress, Support and School Belonging
> Mental health challenges of educators concerning the experience of violence in the secondary school setting.
> Violence à l’école et situations difficiles: mieux former les enseignants français
> Violence vécue par des jeunes enseignants du secondaire et décrochage de la profession


<< Back