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2 - L'éducation physique au 20ème siècle : une "discipline" scolaire structurée par la violence ?
by Luc Robene, Dominique Bodin, Stéphane Heas, Université Européenne de Bretagne, LARES-LAS, EA 2241


Theme : International Journal on Violence and School, n°6, November 2008

A partir de la fin de l’Ancien Régime, les exercices du corps ont été progressivement formalisés sous le nom de gymnastique(s). Ces ensembles ou méthodes ont pénétré l’école au 19ème siècle non sans se confronter au paradoxe de l’utilisation raisonnée du corps dans un univers dominé par la culture de l’esprit. La mise en œuvre plus ou moins brutale d’une « police des corps » a compté au rang des principes permettant de légitimer cette ingérence. Mais l’orientation « disciplinaire » et roborative de la gymnastique a longtemps pesé sur son destin scolaire. Cet article tente donc d’analyser le processus de scolarisation des exercices du corps à travers le double sens ambigu du terme de discipline : en montrant, d’une part, que la gymnastique constitue le vecteur potentiel d’une forme de violence scolaire inhérente aux conceptions pédagogique des 19ème et première moitié du 20ème siècles (dressage physique, incorporation des normes sociales, quadrillage des foules scolaires) ; en montrant d’autre part que la construction de l’éducation physique (EP) en tant que discipline scolaire opère un remarquable recyclage de cette fonction sociale régulatrice sous l’éclairage d’une rénovation des contenus : la violence et le contrôle de la violence demeurant singulièrement parmi les axes forts de la légitimation et de la construction identitaire de l’EP au 20ème siècle.

Keywords : Education physique, Violences scolaires, Discipline.
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INTRODUCTION
A partir de la fin de l’Ancien Régime, les exercices du corps ont été progressivement regroupés en systèmes organisés et formalisés / finalisés sous le nom de gymnastique(s). Ces ensembles, initialement constitués de répertoires gestuels, ont pénétré l’école au cours du 19ème siècle et, de manière plus évidente à partir des années 1850, non sans se confronter au paradoxe de l’utilisation raisonnée du corps dans un univers dominé par la culture de l’esprit (Thibault, 1976). La mise en œuvre plus ou moins brutale d’une « police des corps » a compté au rang des principes permettant de légitimer cette ingérence. Evoquant les perspectives éducatives de la gymnastique dans les années 1880, P. Arnaud (1982, 42) rappelle ainsi que «...ce ne sont pas les bienfaits de l'exercice en lui-même qui sont le plus souvent allégués, ce sont les vertus guerrières ainsi que la volonté de plier les corps et les esprits à une discipline et à un ordre qui garantissent l'avenir de la République.».
Ces orientations « disciplinaires » dont on retrouve trace au même moment, sous d’autres formes, dans des institutions comme l’armée ou la prison (Foucault, 1975), tout particulièrement lorsque cet enseignement ou les formes de rééducation et d’amendement auxquelles il est associé s’adressent à la jeunesse (Bodin, Robène, Héas, Sempé, 2007), participent à donner un sens à la place que la pratique physique occupe au cœur du système. Mais cet héritage disciplinaire et volontiers roboratif, largement mis en image dans les publications de manuels professionnels au cours du 19ème siècle , a longtemps pesé sur le destin scolaire de la gymnastique devenue, au vingtième siècle, éducation physique (EP). De fait, c’est bien de cette légitimité « disciplinaire » et de cet ancrage dans une corporéité de l’ordre et de la pénibilité que l’EP a sans doute eu le plus de mal à se défaire au moment de promouvoir sa capacité à se constituer en véritable domaine de culture, d’éducation et de savoir.
Cette ambiguïté matricielle mérite d’être éclairée en questionnant la trajectoire singulière d’un secteur d’intervention qui, dans ses rapports au corps, semble avoir basculé d’une violence institutionnelle légitime, visible (celle de la discipline, de l’ordre, du quadrillage des foules scolaires et du dressage physique) vers la délimitation d’un champ d’expertise pour lequel, singulièrement, le thème de la violence et du contrôle de la violence est devenu un axe majeur structurant les contenus d’enseignements contemporains .
L’hypothèse que nous défendrons est celle d’une discipline dont l’existence scolaire s’est en grande partie structurée dans un rapport étroit à la violence. Violences spécifiques liées à l’entrée dans l’éducatif par le corporel et à l’incorporation plus ou moins brutale des normes sociales ; violences symboliques ensuite qui résultent de l’inscription récurrente de l’EP et de ses missions dans un continuum de postures régulatrices et propres à favoriser les formes et les « formules » du contrôle social ; violences non moins remarquables enfin des rapports de force, sociaux, professionnels, politiques qui ont marqué l’accession de l’EP au rang de discipline scolaire. Nous postulons également que ces différents aspects entretiennent des liens directs. La position de l’école à l’égard du corps et la promotion (entendons plutôt ici : la relégation) culturelle, sociale et professionnelle de ceux qui en ont la charge demeure à cet égard significative des jugements de valeurs qui, contre tout discours, maintiennent un espace suffisamment grand entre disciplines scolaires intellectuelles, nobles, d’une part et, d’autre part, vulgaires maîtrises technico-corporelles et autres jeux d’enfants…
Avant d’entrer dans le vif du sujet, il convient de revenir quelque peu vers le terme central de violence. Car un tel projet d’analyse ne saurait faire l’économie d’une approche plus décisive des formes de définitions qui permettent d’encadrer cette notion de violence, à la fois comme production sociale, historiquement située, et comme construction théorique. Précisément parce que la nature des rapports qui s’établissent au cœur du système entre les différents acteurs (élèves, enseignants, etc.), la discipline, l’école, la société, n’est guère dissociable du contexte dans lequel prennent force et sens les productions et les représentations de la violence, y compris lorsque l’analyse scientifique cherche à proposer ses propres modèles et formes de rationalisation.

VIOLENCE ET VIOLENCES SCOLAIRES : ENTRE HISTORICITE ET REPRESENTATIONS SOCIALES
Elèves harcelés, rackettés, enseignants agressés et filmés durant les faits de violence, écoles vandalisées… L’actualité ne manque plus aujourd’hui de mettre en scène –souvent de manière très, voire trop, médiatique- l’impensable « violence scolaire ». Une violence tantôt spectaculaire, tantôt moins visible, plus diffuse, plus insidieuse, qui pourrit la vie des établissements dits sensibles mais également celle de quartiers plus protégés.
Pourtant, la première remarque qu’il convient de faire ici est bien celle de la récurrence des phénomènes de violence à l’école. Non pas leur immobilité. Car la définition et les manifestations de la violence portent les traces d’un temps. Mais bien la persistance d’une relation conflictuelle qui a accompagné la naissance et le développement de l’école.
Des châtiments corporels et révoltes enfantines du 19ème siècle (Caron, 1999) aux brimades, agressions, harcèlements et « incivilités » contemporaines (Debarbieux, 1996), l’histoire de cette violence s’inscrit dans un réseau de transformations sociétales, sociales, scolaires, dans un renouvellement des sensibilités, des représentations sociales, des discours politiques, institutionnels et des approches scientifiques (Debarbieux, 2001)… Le regard porté sur la longue durée nous invite ainsi à remarquer la manière par laquelle des « faits de violence » émergent, sont définis, acquièrent un sens ou se chargent de significations nouvelles en différents lieux et différents moments : certains actes jusqu’alors perçus comme naturels, inévitables ou négligeables sont reconnus, dénoncés puis combattus. Ceci nous plonge d’emblée au cœur de la difficile question de la définition de la violence. Est-il possible en effet d’objectiver « la violence » ou doit-on renoncer à enfermer dans un cercle trop étroit ce qui n’a de sens qu’en fonction du contexte, du vécu ou du perçu ?
Selon Roché, un fait, en lui-même n'est pas, à priori, violent ou non. Sa « qualification dépend des conventions sociales en vigueur. Et ces conventions se négocient, au quotidien ou dans l’arène politique. Elles fixent les conditions dans lesquelles la violence est appréhendée comme telle » (Roché, 1994, 21). Au-delà de l’in-définition de la violence (Debarbieux, 1996) on peut admettre aujourd’hui que deux principaux modèles théoriques polarisent scientifiquement les analyses de ces phénomènes.
Le premier postule une progressive pacification de l’espace social (Elias, 1939) et articule ce constat avec une comptabilité « dure » de la violence. Celle-ci est avant tout abordée à partir de ses résultats au regard de la violence physique et des normes du Code pénal. Point de vue partagé par des auteurs comme Chesnais pour qui seules les violences du « premier cercle » (violences physiques qui peuvent donner lieu à mort d’hommes) sont à retenir ; les autres formes, les violences morales, symboliques, verbales, économiques, n’étant qu’un « abus de langage propre à certains intellectuels occidentaux, trop confortablement installés dans la vie pour connaître le monde obscur de la misère et du crime » (1981, 13). Or de ce point de vue les violences dans les sociétés anciennes étaient bien plus importantes que dans nos sociétés contemporaines. Le sentiment d’insécurité corollaire « fantasmé » de cette pacification naît ici de l’intolérance croissante de nos sociétés prophylactiques à l’égard de phénomènes qu’elles jugulent progressivement. Cette perspective comptable « dure », au moins jusqu’à une époque récente, renforce l’idée que les violences scolaires sont en diminution. De surcroît, en ségréguant les formes de violences plutôt que de tenter de les articuler logiquement entre elles elle interdit d’examiner comment certaines formes de violences plus feutrées peuvent, parfois, précéder ou engendrer des violences physiques d’une rare ampleur ou tout simplement occasionner des « dégâts » moins visibles mais non moins destructeurs si l’on adopte le point de vue des victimes.
Le second modèle prend en compte cette critique et interroge les transformations de la violence en cherchant à articuler dialectiquement approches « objectives » et « subjectives » (Wieviorka, 2004), sens donné et sens perçu. Dans cette perspective émerge une conception plus ouverte de la violence marquée, certes, par la baisse des crimes de sang, mais également par l’augmentation récente de la petite délinquance et la reconnaissance de faits nouveaux. Il existe une violence résiduelle, insidieuse, que subsume le concept « d’incivilité » (des grossièretés au vandalisme en passant par la saleté, le bruit). Les incivilités constituent le « chaînon manquant » permettant d’expliquer le sentiment d’insécurité contemporain ressenti par les personnes alors même qu’elles n’auraient pas été victimes directement de « crimes et délits » (Roché, 2001) tout autant qu’elles mettent en évidence des temporalités et des espaces de dérèglements dans lesquels peuvent s’inscrire et se développer des comportements agonistiques d’une toute autre ampleur (Cusson, 2002).
En réalité, définir la violence qui peut être agression ou non, qui peut s’exercer envers les autres ou envers soi-même, apparaît bien comme une entreprise complexe. La solution n’est-elle pas finalement d’en fixer « négativement » les contours comme : « suppression, abolition, destruction de la limite qui borne et donne sens et socle à l’être qu’on violente, comme à celui qui violente » ? (Debarbieux, 1996, 44). Cette approche conditionne une vision plus large de la violence qui, embrassant crimes et délits, incivilités et sentiment de violence, devient : « la désorganisation brutale ou continue d’un système personnel, collectif ou social se traduisant par une perte d’intégrité qui peut être physique, psychique ou matérielle. » (Debarbieux, 1996, 45).
Dans cette perspective, c’est tout à la fois le désordre instauré, l’ambiance scolaire détériorée, les atteintes aux personnes ou encore les violences plus symboliques de la domination, les violences résultant de la mise en œuvre de « techniques disciplinaires » ou les violences secrétées par le système qui entrent en ligne de compte dans notre analyse. L’occasion de rappeler que s’il existe bien « une » violence à l’école, il faut aussi prendre en compte de manière plus systémique la violence à l’égard de l’école et la violence de l’école (Rochex, 1996). Le spectre de la violence scolaire s’augmente ainsi d’une gamme de possibles susceptibles d’être examinés à la lueur des attentes, des enjeux et des débats qui marquent la société et l’école. Les positionnements « disciplinaires » historiques de l’éducation physique apparaissent à cet égard remarquables par les rapports singuliers qu’ils instaurent à l’égard de la violence et du contrôle de la violence : entre quadrillage des corps et régulation des affects ; entre imposition de normes et libération contrôlée des énergies ; entre culture, quête de sens et apprentissage du « vivre ensemble ».
Chercher à comprendre dans quelle mesure l’éducation physique intègre à différents niveaux les problématiques de la violence en milieu scolaire au 20ème siècle, c’est donc naturellement questionner ces rapports et les raisons pour lesquelles les acteurs de cette discipline se positionnent par rapport à ces problèmes et s’en saisissent de manières parfois contradictoires. Comprendre également pourquoi et comment l’éducation physique semble jouir encore aujourd’hui d’une autorité quasi « innée » à l’égard du traitement de ces faits.
Il est vrai que cette discipline tire sa spécificité de son entrée privilégiée dans l’éducatif par le corporel. Territoire pédagogique singulier, lieu de contrôle, de savoir et de pouvoir sur le corps (Foucault, 1975), sur la personne, ses émotions, ses désirs, l’EP est aussi appréhendée comme un espace d’éducation et d’apprentissage original par les expériences motrices et relationnelles qu’elle fait vivre, parfois de manière éprouvante ou conflictuelle, aux élèves.
Se pose donc finalement la question de savoir comment et dans quelle mesure se sont tissés des liens particuliers entre une discipline originale, soumise comme l’ensemble du système aux évolutions du monde moderne, et l’expression d’une violence dont les lignes de force se sont également déplacées. Une violence dont il s’agit de construire les maîtrises contre ou avec les élèves…
Faut-il pour autant considérer, en transposant les théories de N. Elias et E. Dunning (1986) sur le rapport du sport au contrôle social de la violence, que l’éducation physique puisse constituer au cœur de l’école l’espace potentiel d’une « violence scolaire maîtrisée » ? La question est audacieuse car elle postule implicitement une homologie forte entre éducation physique et sport. Faut-il au contraire la considérer comme le lieu d’une violence qu’il est possible d’intégrer aux cursus de formation, aux contenus d’enseignement ?
Sans doute convient-il alors d’observer avec la plus grande attention la portée des discours qui, soigneusement, distinguent une éducation physique compensatoire pour ne pas dire « défouloir », d’une éducation physique qui accéderait au statut de discipline scolaire par la construction d’un savoir embrassant notamment cette dimension originale : le traitement scolaire (didactique ?) de la « violence » par/en éducation physique.
C’est donc aussi le processus de mise en conformité scolaire qui doit nous alerter sur les changements de tonalités des rapports de l’éducation physique à la violence, dans ce passage que nous pourrions modéliser en le simplifiant à l’extrême : de la gymnastique (disciplinaire) au sport (socialisant « par nature ») puis aux activités physiques et sportives (supports de la construction de savoirs et de compétences engagés dans la maîtrise de soi).
De ce qui précède, nous pouvons formuler une première hypothèse de travail. L’éducation physique, via le corporel, est le lieu privilégié de la construction d’un savoir et d’un pouvoir sur l’élève et sur son rapport au « corps social ». Le rapport à la violence n’est qu’un indicateur, certes essentiel, un cas particulier d’exercice du système de contrôle que l’école tente d’adapter en permanence aux évolutions de la société : comme rouage déterminant du fonctionnement du social. En ce sens, l’éducation physique constitue un mode d’emprise sur les corps et un moyen privilégié de connaissance des personnes dont on cherche à canaliser l’énergie et à réguler les débordements. Dans cette construction, qui n’est pas toujours clairement appréhendée ou conscientisée par les acteurs, le monde de l’éducation physique tente de jouer à la fois la carte de l’utilité et de l’originalité, gage de sa stabilité et de sa légitimité scolaire.
Notre seconde hypothèse est que c’est dans le passage, dès les années 1960, du « chahut traditionnel » au « chahut anomique » (Testanière, 1967), implicitement corrélé à la massification scolaire, que s’est inséré l’un des modules de construction les plus efficaces de l’identité scolaire de l’éducation physique. A travers la geste de ses promoteurs, acteurs et usagers, la discipline réalise alors sa métamorphose. De matrice « disciplinaire » et comportementale, creuset du dressage des âmes et du redressement des corps, elle se mue en discipline scolaire pour laquelle la violence devient finalement moins un obstacle à surmonter qu’un contenu de formation à valoriser sur l’échiquier scolaire. L’occasion de démontrer une expertise précieuse et de réaffirmer l’exigence que constitue dans le cursus des élèves le passage obligé par la case « éducation physique ».
Trois temps sont identifiés comme susceptibles de rendre compte de cette transformation.
Une première période de 1945 au milieu des années 1960 est repérée comme la fin de la « disciplinarisation » visible des corps et d’une violence admise qui s’exerce verticalement. La discipline est ici celle de l’ordre, du redressement et de la régénération des corps. Elle encadre et régule de manière autoritaire les débordements, les faiblesses et les violences des élèves. L’EP est un moyen plus ou moins efficace, plus ou moins « dur » au service d’une fin : l’ordre scolaire dans une société pour laquelle l’école unique n’est pas encore une réalité.
Une deuxième période, entre la fin des années 1960 et le début des années 1980, nous permet d’aborder cette phase de transition durant laquelle se modifient et sont conceptualisés les rapports à l’autorité, au chahut, mais également période durant laquelle se défont les assurances qui jusqu’alors garantissaient aux acteurs de l’EP une visibilité et un rôle précis dans l’école. Celui du contrôle visible des corps et des énergies. Dans une société de la contestation où fleurissent des formes de négociation impensables auparavant, dans une société marquée par la massification de l’enseignement et les premiers pas du collège unique, c’est autant la recherche d’une place nouvelle, d’une reconnaissance scolaire que les interrogations identitaires des enseignants qui déterminent une profession et ses cadres à investir le domaine éducatif par de nouvelles entrées. Pendant que la violence se définit au travers de nouveaux repères, surgissent en EPS les premières réflexions qui intègrent une nouvelle dynamique de rénovation des contenus.
Du début des années 1980 à nos jours, la troisième période qui se dessine est celle de la reconnaissance des violences scolaires par l’institution et des propositions de traitement. Pendant que la sphère politique prône idéologiquement le recours au sport comme contre-feu à la violence des banlieues (Duret, 2001), alors que le message politique se résume finalement à rechercher des moyens permettant de civiliser les « sauvageons », dans l’urgence médiatique mais aussi dans l’utopie d’un sport naturellement bon et socialisant (Bodin, Debarbieux, 2001), les acteurs de l’éducation physique, confrontés aux violences scolaires envisagent le problème dans des perspectives originales. La violence n’est finalement pas le repoussoir scolaire que l’on pourrait imaginer mais peut être bien au contraire un contenu de formation, une occasion supplémentaire de tendre à une forme de reconnaissance de l’expertise disciplinaire de l’éducation physique au cœur l’école.

DISCIPLINER LES CORPS, DISCIPLINER LES AMES (1945-1968)
Le terme de « violence » et les mots qui l’évoquent indirectement dans les textes officiels de l’éducation physique avant la fin du 20ème siècle sont presque systématiquement associés à l’univers rigide de la discipline et au contrôle des comportements.
D’une part, toute mise en jeu du corps implique un risque de débordement qu’il convient de prévenir. Le Règlement général d’éducation physique de 1925 précise ainsi la manière par laquelle l’éducateur encadrera ses élèves et contrôlera leurs ardeurs durant la séance des jeux : « (…) il stimulera les faibles et les timides, freinera les turbulents, les impulsifs, les violents » (p. 48). Ce règlement s’inscrit dans une conception (ré)éducative qui correspond d’ailleurs, trait pour trait, à la même époque, aux objectifs affirmés par l’instauration de la gymnastique de maintien dans les maisons de correction et autres (Gaillac, 1971).
D’autre part, on ne peut manquer d’apprécier le registre de la violence en éducation physique sans l’inscrire dans la longue durée, c’est-à-dire sans prendre en compte les perspectives coercitives et roboratives qui vont constituer pour longtemps la matrice « disciplinaire » de ce secteur d’intervention si particulier. Or cet aspect n’est pas seulement lié aux origines militaires de la discipline mais également à l’instrumentalisation politique qui en est faite, notamment par la République. Dès son discours de 1882 Paul Bert fixe un horizon politique à la gymnastique en précisant qu’elle a pour but « l’apprentissage de la discipline qui inspire le respect de la loi » (Pujade-Renaud et al., 1978, 118).
Un peu moins d’un siècle plus tard, au lendemain de la seconde guerre mondiale et pratiquement jusqu’au cœur des années 1960, ce précepte de « dressage physique et moral », construit au droit du message politique, n’a pas totalement disparu. Sans doute parce que subsiste aussi dans les esprits l’empreinte de « l’enfant criminel », ce modèle « passionnel » si cher aux auteurs du 19ème siècle, de Renan à Durkheim (Caron, 1999).
La puissance de ce paradigme scientifique est telle qu’il irrigue encore largement l’éducation du jeune enfant au cœur du vingtième siècle, s’enrichissant au lendemain de la seconde guerre mondiale, du thème de « l’enfance irrégulière » dans un contexte de désolation marqué par la reconstruction mais également par l’orphelinat, l’abandon, le spectre de la délinquance juvénile et des errances enfantines.
Il faut ainsi noter que la maison de correction –puis le quartier des jeunes en maison d’arrêt- fait une large place aux exercices du corps dont la pratique systématique est une contrainte clairement identifiée pour la jeunesse . La violence survient ici de l’obligation de pratique et de son insertion dans le registre des peines physiques. Mais elle est aussi violence par l’inscription dans les corps de la norme, et plus encore par le double usage qu’elle fait de l’exercice physique et du corps à la fois lieu de pouvoir et lieu de savoir. Or c’est un constat qui peut être assez largement étendu aux conceptions de l’éducation physique scolaire de l’après-guerre. Non seulement parce que le quadrillage des foules scolaires y est rendu formellement visible. Notamment lorsque les textes préconisent la gestion rationnellement et corporellement ordonnée de quatre groupes distincts (IO 1945). Le pouvoir vertical (médecin, éducateur, chefs de groupes) qui s’exerce est ici sans appel. Mais encore, de manière non moins efficace lorsque la leçon d’éducation physique et la demi-journée de plein air deviennent, sous couvert de liberté retrouvée, les espaces privilégiés d’une observation minutieuse des comportements de la jeunesse (IO 1945 et 1959). Il faut observer pour connaître, connaître pour contrôler, contrôler pour adapter. Ainsi l’éducation physique se positionne-t-elle en quelque sorte comme le « mirador moderne » de l’école au moment où la réforme scolaire prévoit par ailleurs une adaptation des comportements sociaux aux exigences du monde moderne. Une manière de « mettre en correspondance l’expansion humaine et l’expansion économique » (Réforme Berthoin, 1959).
Dans la société française de l’après guerre, les vertus morales de l’éducation physique constituent le deuxième aspect remarquable permettant de mettre en tension violence et contrôle de la violence. Ces vertus de l’exercice physique se conjuguent aux préceptes d’apprentissage de la vie en collectivité. Une lecture attentive des textes officiels encadrant l’enseignement de l’EP (1945, 1959) montre qu’au-delà des effets recherchés en termes d’hygiène et de santé, ou sur le plan strictement foncier, s’exerce bien la volonté de contrôler une jeunesse dont on redoute les excès de vigueur voire les errances. Il faut éduquer, domestiquer les masses, c’est-à-dire moraliser, lutter contrer les mauvais instincts, opposer par tous les moyens le savoir et le savoir-vivre aux débordements. Cette violence légitime qu’exerce l’école traduit certes l’action de la société sur l’individu en devenir. Notons qu’elle s’adoucit aussi, progressivement, passant du travail des exercices construits et de la pénibilité de l’effort physique comme morale en actes, à l’exercice collectif et au jeu comme matrices des comportements sociaux acceptables.
Ce qui finalise l’éducation physique jusqu’aux années 1960 demeure cependant cette double contrainte physique et morale qu’auront du mal à déborder les « pédagogies sportives » y compris sous le jour vertueux de la socialisation, même si le sport, par ailleurs, jouit d’un incontestable succès hors les murs de l’école. La lecture des rapports d’inspection (Arnaud, 1998) montre que, sur le terrain, l’autorité demeure le maître mot d’une éducation physique relativement coercitive qui peut être cependant jouée, modérément, sans pour autant que ne se relâche le contrôle exercé sur les enfants. Sans que ne soient perdus de vue non plus les objectifs essentiels du jeu ou du sport déjà intégrés aux contenus d’enseignement : le primat du collectif sur l’individu ; la construction de rapports sociaux adaptés à la vie en collectivité.
Si le virage sportif des années 1960 constitue à bien des égards un temps remarquable de l’histoire institutionnelle de l’éducation physique, il ne présente ici qu’un épisode relativement secondaire, tant les continuités qui le débordent sont fortes. D’une part, la construction d’une doxa pédagogique s’appuyant sur les vertus d’un sport « socialisant par nature » s’est déjà largement imposée malgré les remarques préventives d’un Maurice Baquet dans les années 1940. Mais surtout flotte encore la figure fantomatique de « l’enfant criminel » héritée du siècle précédent et cette tendance « naturelle » de l’enfance au désordre.
Les résultats des travaux de la commission de la Doctrine du sport (1965) permettent de comprendre à quel point les conceptions sportives officielles s’enracinent dans un discours convenu qui peut sembler daté : « Il [le sport] apporte à l’enfant une compensation qui neutralise ou canalise sa tendance naturelle à l’instabilité, à l’agressivité, sinon à la violence ». Se profile aussi de manière plus insidieuse le socle granitique de l’activité physique compensatoire, véritable canal de dérivation de la violence : « Le sport est d’ailleurs, pour les jeunes, une récréation nécessaire. Il est aussi une occupation passionnante, qui leur évitera pendant les loisirs, le désœuvrement, l’ennui et la malfaisance qui en résultent souvent. » (Essai de doctrine du sport, HCS, 1965, 22-23).
Les théoriciens des pédagogies sportives ont bien entendu construit des discours plus argumentés quoique souvent mâtinés, eux aussi, d’une touche idéologique et d’une simplification réductrice des pensées coubertiniennes. Les expériences tentées à Calais par Jacques de Rette à partir de 1965 dans le cadre des Républiques des sports constituent à cet égard un modèle du genre. Le grand mérite de leur concepteur et maître d’œuvre est sans doute d’avoir senti souffler le vent du changement social et d’avoir inscrit ses travaux dans les mutations de la société de la fin des années 1960. A cet égard, l’inscription de l’élève-citoyen des Républiques des sports dans la construction et la gestion de son projet de vie, à partir d’un support éducatif privilégié, le sport, et plus encore l’extension de ce modèle d’organisation sociale et scolaire aux autres disciplines, apparaît bien comme le projet annonciateur du changement (Revue EPS, 98, 1969, 49-71).
Car la rupture, en définitive est bien là. Elle consiste en un refus définitif d’une morale de la soumission par la jeunesse. Refus de l’immobilisme alors perçu confusément comme la première des violences. Et c’est exactement tout ce qui sépare les projets de M. Herzog de ceux de J. de Rette.
Point n’est besoin de disserter longuement pour saisir qu’il semble judicieux de situer symboliquement la fin de cette première période aux alentours du joli mois de mai d’une certaine année 1968…
Remarquons simplement pour conclure cette première partie, comment se superposent et forment système à la fin des années 1960 un certain nombre de processus de rupture. Les premiers pas du collège unique annoncent la massification du secondaire, le changement de public et la transformation des mœurs de l’école. Les observations scientifiques réalisées durant les années 1960 soulignent la contestation naissante de l’autorité naturelle des maîtres et les transformations du rapport des élèves au désordre scolaire (Durand, 1965 ; Testanière, 1967). Dans le champ de l’éducation physique enfin les expériences pédagogiques nouvelles en éducation physique se multiplient ouvrant aux élèves d’autres perspectives que la soumission à l’ordre pédagogique, fut-il celui du « sport socialisant ». La prise en compte effective de l’élève que certains auteurs comme P. Parlebas n’hésitent pas à placer au centre des attentions scolaires, marque également un changement de sensibilité pédagogique largement anticipé au plan théorique par le courant des « méthodes actives ».
Chacun de ces éléments, à sa manière, signe la fin d’une époque qui touche de près l’éducation physique : celle de la « magistralité tranquille » et d’une violence légitime exercée de manière verticale et visible sur les corps.

LE DESENCHANTEMENT SCOLAIRE (1968-1980)
Les années qui suivent la « révolution » de 1968 sont des années de gestation fondamentales pour l’école et pour l’éducation physique et sportive. Car c’est durant cette période que se croisent deux dynamiques contradictoires qui pèseront de tout leur poids sur les choix respectifs des acteurs.
D’une part, l’ouverture du secondaire et l’allongement de la scolarité pour tous, engagés depuis la fin des années 1950 font naître de manière plus évidente dans les familles les espérances d’une vie meilleure sur la base de l’investissement scolaire (l’école comme ascenseur social). D’autre part, dans une société marquée par l’individualisme montant et la pertes de repères collectifs, les premiers temps de la récession économique, puis l’émergence d’un chômage de masse, viennent contrarier plus nettement au début des années 1980 une courbe ascensionnelle au creux de laquelle le diplôme va commencer à subir une déflation importante. L’école perd de sa légitimité quant aux projections d’avenir qu’elle pouvait susciter.
Ni l’école, ni l’éducation physique ne sortent épargnées de ces changements. Mais plus encore, la violence scolaire, dont les composantes changent, trouve à l’école de nouvelles voies pour s’exprimer. D’abord parmi les élèves, dont on recense les comportements nouveaux et inadaptés en même temps que commence à poindre la notion d’échec scolaire. Chez les enseignants ensuite et plus spécifiquement les professeurs d’éducation physique, violemment contestés dans leur légitimité scolaire et dans leur reconnaissance professionnelle. Au niveau même des contenus enseignés pour lesquels s’effritent les anciennes certitudes. Ainsi les activités physiques et sportives dont les instructions officielles de 1967 ont pu montrer pour un temps l’adéquation toute théorique aux finalités « sociales » de l’éducation, sont-elles malmenées et subissent notamment la critique de courants nouveaux dits alternatifs voire anti-sportifs. Ceux-là même qui dénoncent, avec plus ou moins de nuances, les méfaits et les violences d’un sport introduit à l’école sur le mode dominant de la compétition, du technicisme et de la domination (Bernard et al., 1978) ainsi que la fonction mystificatrice et les effets aliénants du sport (Revue Quel corps ?).
Il souffle en réalité sur cette décennie, pourtant largement marquée par la libéralisation des mœurs, une morosité scolaire ambiante. Une tension latente est à l’œuvre dont il convient de décrypter succinctement les mécanismes.
D’abord, au niveau de l’école, s’achève la progression institutionnelle vers le projet d’unicité scolaire entériné par la loi Haby (1975). La loi sanctionne le passage d’un système usant de « filières de classes » visibles à une « diversification des établissements qui derrière leur appellation unique de lycée ou de collège vont constituer des réalités pédagogiques, humaines et sociales hétérogènes » (Ballion, 1982, 95). Le débat contemporain a ainsi montré de quelle manière persistent des systèmes de filières de sélection sur la base d’éléments en apparence anodins (choix des secondes langues par exemple et parfois choix des activités physiques et sportives). Or ce masquage et d’autres, comme la distinction officieuse qui continue à s’opérer entre établissements « normaux » et établissements d’excellence, joue un grand rôle dans la construction du rejet de l’école. Elle est violence du système à l’égard des acteurs et ne peut que susciter le développement d’une attitude de méfiance voire de défiance à l’égard de l’école et de ses règles (Rochex, 1996).
Ce masquage de la sélection renvoie plus largement aux inégalités de faits que dénoncent à la même époque les travaux désormais classiques de Bourdieu, Passeron, Baudelot, Establet. L’ensemble montre finalement que l’école reproduit les inégalités sociales et qu’elle divise plus qu’elle ne rassemble. De ce point de vue, la violence des jeunes est analysée comme une réaction aux violences symboliques de l’institution. Ce qui n’est pas sans conséquence pour l’image du corps enseignant.
Des représentations sociales tenaces s’élaborent, qui intègrent précisément le rapport à la violence. Finalement, « dans les années 1970 on voit la violence en milieu scolaire sous un nouveau jour. L’enseignant chahuté devient le chien de garde du capitalisme » (Debarbieux, 1999, 20).
Certes, le professeur d’éducation physique n’est pas seul sur ce navire en perdition. Sans doute même n’est-il pas le plus mal loti si l’on considère les statistiques produites au milieu des années 1970, lesquelles montrent un coefficient de sympathie non négligeable de la part des élèves à l’égard de leur professeur d’éducation physique (Josse, 1975).
La violence est ailleurs. Elle se situe dans un quotidien professionnel très mal vécu par les enseignants. Une succession de revers que domine la construction d’une violence symbolique. Violence politique et institutionnelle d’abord : suppression de nombreux moyens horaires et financiers (Circulaire J. Comiti, 71-196 du 9 septembre 1971) et création des Centres d’Animation Sportive concurrençant l’offre éducative des enseignants (Circulaire 72-280 du 1er juillet 1972) ; réduction drastique du nombre de postes aux concours (Plan de relance - « Plan Soisson », du 31 août 1978), etc.
Violences ordinaires ensuite que traduit une certaine désespérance assez largement partagée si l’on en croit les témoignages disponibles (Piédoue, 1972 ; Josse, 1975, Panetier in Bernard et al., 1978) : non reconnaissance de l’enseignant d’éducation physique par ses collègues des autres disciplines, par les chefs d’établissement ; manque d’installations frôlant l’indigence ; mépris affiché des personnels d’entretien et de gardiennage à l’égard des « profs de gym » (Piédoue, 1972) ; ricanements des parents qui regardent de manière condescendante les efforts théoriques et conceptuels de « l’agrégé de barre fixe » (Pujade-Renaud et al., 1978, 29) ; violences sporadiques des élèves mais également retours aussi méprisants parfois du professeur, en particulier à l’égard des filles, au moment ou la co-éducation et la mixité deviennent pour l’éducation physique des réalités parfois douloureuses : « (…) les jeunes filles, elles, m’inspiraient des sentiments divers, allant de la pitié jusqu’au mépris en passant par l’irritation qui en était la constante. »(Piédoue, 1972, 58).
A contrario, cette période ne constitue pas le temps de latence vide de projet qui est généralement décrit. Au milieu des années 1970, les acteurs de l’éducation physique entament une réflexion destinée à penser la rénovation des contenus de l’éducation physique. Une étape importante qu’il faut rattacher de manière assez claire à la dynamique de production des programmes qui seront publiés deux décennies plus tard.
Or, si dans le contexte de la société scolaire dé-policée qui atteint désormais massivement le collège, se pose la question de savoir : « que faire avec des élèves qui sortent d’une interrogation de math, qui ‘pètent un boulon’, qui ‘grimpent au mur ou marchent au plafond’ » (Bernard et al., 1978, 147), la réponse se construit par la réflexion. A cet égard, l’ouvrage collectif dirigé par Pujade-Renaud et al. (1978) constitue un modèle du genre, qui pour la première fois envisage nommément la question des violences scolaires sous le jour plus constructif des contenus d’enseignement. L’éducation physique y est alors présentée non plus seulement comme le lieu d’une possible soumission de l’élève, assujetti à la règle sportive, ni comme l’espace de libération d’une énergie longtemps contenue en cours (l’effet soupape), mais bien comme un territoire pédagogique original, le seul susceptible d’envisager dans ses contenus une « formation à la violence » (Pujade-Renaud et al., 1978, 114-115).
Cette dynamique de rénovation des contenus d’enseignement, dont les réflexions centrées sur la violence scolaire ne représentent qu’un aspect parmi d’autres, constitue un point de rupture essentiel qui organise par contre-coup la fin d’un repli identitaire et le début plus marqué du processus de « disciplinarisation scolaire » de l’éducation physique qui s’appuie aussi sur la distinction affirmée entre sport et éducation physique et sportive.

CIVILISER LES « SAUVAGEONS » (1980-2008)
A partir des années 1980, dans un contexte où la violence est tout à la fois condamnée pour l’homme de la rue mais exacerbée pour le « gagneur », l’entrepreneur, les premiers soulèvements en banlieue donnent le ton du changement. La violence est aussi un moyen d’expression.
Qu’exprime-t-elle ? Le mal-être, le désœuvrement, la peur du chômage, la douleur d’une jeunesse née dans une société de consommation qui refuse de partager les fruits de la croissance. Le rejet d’une école dans laquelle l’échec scolaire devient une réalité reconnue et à laquelle on reproche surtout de ne pas tenir ses promesses. Ainsi, pour les « nouveaux lycéens » (Dubet, 1991), pour tous ceux qui, en banlieue et ailleurs, vont devenir ces « exclus de l’intérieur » (Rochex, 1996), s’ouvre un monde de refus dont l’actualité dresse presque quotidiennement l’état des lieux. Les émeutes d’octobre 2005 donnent au fond le sentiment de fournir une continuité remarquable aux premières flambées des banlieues de 1981 en région lyonnaise.
La continuité s’exerce également en sens inverse. Dans l’inadaptation tout aussi remarquable des réponses proposées par l’Etat et les collectivités publiques de manière quasi idéologique. Le sport, inventé par l’Angleterre victorienne pour contrôler les débordements de la jeunesse des public schools, re-devient médiatiquement ce qu’il n’a jamais cessé d’être pour la plupart des acteurs politiques : un moyen pratique de tenir le devant de la scène en occupant, donc en « pacifiant » et en « civilisant » les « sauvageons » ! Il est, selon le slogan consacré, cette « formidable école de la vie ». Présenté trop rapidement comme vecteur d’une « citoyenneté sportive » le sport, ainsi appréhendé, demeure dans la réalité un commode défouloir. Une activité occupationnelle, destinée à détourner la jeunesse de ses démons : un contre-feu à la violence des cités (Duret, 2001). Durant les années 1980, se succèdent ainsi diverses opérations : « Préventions Eté », « Tickets-sports », « Projets J », etc. Entreprises, certes généreuses, mais dont les résultats demeurent faibles en raison de nombreux biais comme le décalage non perçu entre modes de pratiques sportifs fédéraux et modes de pratiques de rue ou de « pied d’immeuble », objectif socialisant et insérant fixé au sport dans un cadre de pratique qui favorise un entre-soi protecteur, actions menées dans l’urgence sans aucune mesure évaluative des résultats obtenus, etc.
L’expérience nous renseigne cependant sur un point essentiel : dans l’esprit du plus grand nombre, y compris aux plus hauts niveaux décisionnaires, politiques et institutionnels, perdure une confusion entre activités sportives et « valeurs » réelles ou idéalisées du sport. Cet amalgame vertueux qui produit un outil-sport un peu aseptisé pour vitrine politique, « socialisant par nature », vient se superposer à une seconde méprise. Celle qui fait du professeur d’éducation physique, comme le soulignera involontairement le ministre Claude Allègre, un « prof de sport » (comme les autres a-t-on envie de rajouter !). Alors même que la séparation de corps entre l’éducation physique et le Ministère de la Jeunesse et des Sports est largement consommée.
Certes, reconnaissons qu’en devenant quelques années auparavant le point de convergence de l’action quasi conjointe du ministère de l’Education nationale et du ministère de la Jeunesse et des Sports (loi sur les ZEP, 1982, Annexes EPS, BOEN, 13 janvier 1983 et loi sur le sport du 16 juillet 1984), l’illusion d’un sport « intégrateur et socialisateur » a pu du même coup générer un champ de force susceptible de brouiller beaucoup plus sûrement les esprits.
Mais l’accumulation de lieux communs autour de ces relations ambiguës a d’autres effets pervers. Elle semble constituer, qu’on le veuille ou non, le fond partagé d’un discours résiduel qui place « naturellement » l’enseignant d’éducation physique en première ligne.
Au fond, si le professeur d’éducation physique est à même de constituer un repère essentiel dans la lutte contre les violences scolaires, c’est qu’il occupe une position à part. Il est celui qui « fait faire du sport aux élèves ». Son mérite et l’intérêt de sa présence demeureraient tributaire de ce rôle étroit : entre défoulement libératoire, exutoire contrôlé, apprentissage de l’autocontrôle et socialisation « jouée ».
Pourtant, parallèlement à ce constat caricatural, les perceptions du rôle de l’éducation physique à l’école sont en réalité plus nuancées. Il faut pour en rendre compte revenir vers quelques transformations essentielles.
Un basculement s’est opéré dans l’opinion au moment des manifestations lycéennes des années 1990, lorsque, à la stupéfaction générale, les élèves ont défilé en demandant plus de surveillants (Debarbieux, 1999). Ce changement de représentations s’accompagne de divers effets : pics médiatiques considérables autour des faits de violences scolaires ; production surabondante de textes institutionnels (Les mesures de prévention de la violence à l’école, BOEN, n° 13, 28 mars 1996 ; Prévention de la violence en milieu scolaire : un conflit des civilités, BOEN, n° 23, 6 juin 1996 ; Le plan gouvernemental de lutte contre la violence en milieu scolaire, BOEN, n° 41, 20 novembre 1997, etc. ) ; séries de mesures phares (du premier plan de lutte contre la violence à l’école, en 1992, à la création des classes-relais, en 1998) accompagnées de quelques forums de réflexion emblématiques (« Ecole et Citoyenneté », colloque ZEP, 5 juin 1998) dans une ambiance de séduction politique qui doit beaucoup à la proximité des consultations lycéennes du mois d’avril 1998.
Faut-il souligner pour compléter ce tableau que le sujet de l’agrégation EPS en 1999 (concours interne) reprend le thème des « quartiers difficiles », de l’école, de la citoyenneté ? En réalité, de François Bayrou (1996) à Claude Allègre / Ségolène Royal (1998) un consensus s’est établi autour du concept politiquement correct de « citoyenneté » dont on imagine aussi la déclinaison en termes de lutte anti-violence . L’éducation physique, comme cela a été le cas pour la lutte contre l’échec scolaire une décennie auparavant pourrait constituer un ancrage fort du couplage citoyenneté-civilité. Mais le discours reste très théorique. Il faut revenir vers la littérature professionnelle pour voir un Jacques de Rette sortir de l’ombre et proposer dans un article remarqué de créer en France des « Républiques des Quartiers » sur un modèle de citoyenneté participative : réponse éducative plus nuancée de l’éducation physique au « tout sport socialisant » (EPS, 256, 1995, 40-43).
En fait, jusqu’à la fin des années 1980, y compris dans le cadre de la loi d’orientation de 1989, la violence en milieu scolaire n’a que peu de prise sur l’institution scolaire qui l’ignore purement et simplement. Il faut attendre la décennie suivante pour voir émerger des travaux scientifiques de référence (équipes B. Charlot, E. Debarbieux, etc.) alors que la Direction Evaluation et Prospective commence à proposer ses propres chiffres officialisés par le ministère de l’Education nationale.
Dans ce nouveau contexte de reconnaissance et d’identification des violences scolaires, le second point à considérer est au fond la relative pertinence du parcours de l’éducation physique. Beaucoup d’acteurs, théoriciens, praticiens, ont tenté d’anticiper ces problèmes, produisant nous l’avons vu, dès la fin des années 1970, un certain nombre de réflexions sur ce thème. Au mutisme de l’école répond donc une forme d’activisme de l’éducation physique qui peut être également interprété comme la volonté d’investir, par une dimension disciplinaire propre, un domaine de compétence qui ne se résume pas à de l’auxiliariat éducatif. En associant par exemple au constat inévitable de la violence vécue et produite des formes de remédiation qui ne sont plus séparables du traitement didactique des activités ou d’une didactique de l’éducation physique, ni des approches plus fines des processus d’apprentissage. Les programmes de la classe de troisième des collèges (BOEN n° 10, 15 Octobre 1998) sont suffisamment représentatifs de cette option qui tente d’articuler sur la base du consensus professionnel et syndical, compétences spécifiques, compétences générales et ressources à mobiliser chez l’élève, de manière plus transversale : « Adolescents et adolescentes manifestent parfois des comportements faits de violences verbales ou physiques, ou au contraire liés à des attitudes de repli ou d’inhibition. Si l’EPS est le lieu où ces comportements peuvent s’exprimer, elle donne aussi les moyens de les dépasser. Elle est à cet égard un moment privilégié d’une prise de conscience de ces phénomènes et d’une éducation à la maîtrise de soi et à la civilité (…) »).
Ce qui éduque et forme à la violence n’est plus seulement l’emploi « socialisant » d’activités support plaquées, utilisées telles quelles. La violence (la gestion des émotions, le travail sur soi, le retour réflexif sur les dimensions du passage à l’acte, etc.) devient elle-même un contenu du programme sur lequel le professeur d’éducation physique investit d’autant plus facilement qu’il estime être en situation favorable pour le faire dans le cadre de sa discipline (Bodin, Robène, Héas, Blaya-Debarnieux, 2006). La remédiation trouve donc dans la réflexion sur le sens des pratiques, sur le rapport à la construction du savoir, à l’élaboration d’une culture corporelle commune, saisie par des entrées différenciées, dans un contexte qui conserve une logique interne forte aux activités supports (agonale, esthétique, de représentation de soi, etc.), les moyens de son efficacité.
En réalité on voit aussi que ce procès, aboutissement de deux décennies de réflexion et de rénovation des contenus, est également porteur d’un ancrage identitaire fort. Sans proposer une lecture trop angélique de la dynamique à l’œuvre dans cette construction, reconnaissons la manière originale par laquelle les acteurs-enseignants ont poursuivi, tout en l’incluant dans une stratégie de conquête de l’école parfois accidentée, cette réflexion autour des problèmes de violence scolaire, alors que rien n’indique aujourd’hui qu’une telle réflexion ne soit amenée à survivre aux violences politiques du mépris qui excluent l’éducation physique du socle de connaissances et compétences nécessaires à l’élève de demain.

CONCLUSION
Suffit-il comme l’envisageait en 2003 le ministre Luc Ferry (2003, 36), de prendre comme horizon de restauration de la légitimité et de la paix scolaires : « l’éducation des enfants par les familles », ou « le rétablissement de l’autorité des enseignants » et « la légitimité de la culture scolaire ». Ces éléments invoqués ont certes leur importance. Mais la société a changé. L’environnement culturel, social, économique des élèves également. Il n’est plus possible d’éduquer dans les conditions qui furent celles des générations passées. C’est une donnée historique incontournable qui n’interdit pas d’éduquer ni même d’interdire mais impose une réflexion permanente sur le sens de l’école, sur le sens de ce qui s’apprend, sur le rapport à l’autorité dans un monde plus permissif, en apparence, où tout semble devenu possible (consommation, communication, asservissements) alors que rien dans les faits n’est acquis et que rien surtout ne met à l’abri de la violence, sur soi, sur l’autre, de l’autre.
Sans doute la trajectoire « disciplinaire » originale de l’éducation physique permet-elle d’entrevoir à terme les nouveaux enjeux de l’école : ceux qui détermineront précisément le sens de l’action éducative, la capacité du système à ne pas reproduire de l’échec, de l’exclusion, de l’incompréhension. Toutefois les métamorphoses de l’EP et son ancrage « disciplinaire » avéré au cœur de l’école permettent surtout de montrer que la violence est finalement une composante structurelle du système. Si les mutations que l’école et la société ont connues au cours du vingtième siècle ont participé à façonner ce secteur d’intervention si spécifique, c’est aussi que la perspective de gérer des conflits et de contrôler des rapports sociaux, par la force et l’ordre, par l’assimilation de la règle, par l’attention portée aux mécanismes du passage à l’acte, etc. semble avoir constamment régi l’organisation et la définition des modèles génériques de la gymnastique puis de l’éducation physique.
A un monde encore pétri par la tradition, à une discipline s’appliquant parfois violemment de l’extérieur, pour laquelle les exercices du corps pouvaient constituer un rappel permanent du primat de l’autorité collective, du corps (re)dressé et de la surveillance exercée sur l’individu, s’est progressivement substituée à la fin des années 1960 l’école d’une société plus individualiste, plus libérale mais également en perte constante des repères de la vie en collectivité. Les consommateurs d’école sont aussi devenus des usagers pour lesquels les droits ont supplanté les devoirs. Dans ce contexte anomique, le recours à « la règle », sportive notamment, est ainsi souvent apparu comme une solution miracle à base de vertus socialisantes et pacificatrices. N’était-ce pas se situer idéologiquement au même niveau consommatoire que celui du monde dans lequel s’ancraient les problèmes traités ?
En bâtissant une réflexion originale sur les contenus d’enseignement incluant notamment une « formation à la violence », les acteurs de l’éducation physique ont tenté de répondre à partir de la fin des années 1970, à un double problème : asseoir les contours disciplinaires de leur champ d’expertise tout en imposant des formes de remédiations originales. En considérant que la violence n’est pas une fatalité mais un défi humain à relever, le monde de l’éducation physique s’est ainsi péniblement dégagé des figures traditionnelles de l’ordre, du défouloir et de l’auxiliariat éducatif pour aborder les rivages plus incertains de la compétence scolaire. Autant d’aspects à peu près ignorés aujourd’hui par le champ politique dont les préoccupations en matière scolaire traduisent paradoxalement le peu d’attention portée à l’éducation de la personne.



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